1.1Construire la clôture
Le mur d’enceinte est la première chose que découvre le visiteur en arrivant à Clairvaux. Construit par les moines, il est conservé et renforcé lors de la transformation de l’abbaye en prison, la clôture étant constitutive de tout lieu d’enfermement, monastique ou carcéral.
La clôture symbolise fortement les lieux d’enfermement quels qu’ils soient, à telle enseigne que l’on réduit souvent le monastère à la clôture (claustrum) et la prison à ses murs. Si les lieux d’enfermement répressifs impliquent l’existence d’enceintes, de grilles et de dispositifs variés, les monastères, en revanche, n’en ont pas toujours été pourvus. La topographie des lieux de vie des moines est lente à s’imposer, et l’organisation de la vie en communauté autour de l’église et du cloître a été progressive.
À partir des 4e-5e siècles, les individus désireux de perfection religieuse qui renoncent au monde s’installent parfois au cœur des cités, dans des bâtiments existants, ou à la campagne, dans les villas aristocratiques romaines. En effet, la clôture est d’abord symbolique avant d’être matérielle : elle signifie rompre avec un mode de vie antérieur et se soumettre à la règle.
Le moine Cuthbert construisant son ermitage
Le moine Cuthbert construisant son ermitageErmitage : lieu solitaire et écarté où vivent un ou plusieurs ermites ou religieux ermites., aidé par un ange, sur l’île de Farne. Bède, Vie de saint Cuthbert, 12e siècle.
Source : Londres, British Library, Yates Thompson MS 26, f. 39r.
INTERVIEW
Les moines et l’idéal de retrait du monde
Dans un second temps, aux 8e-9e siècles, la clôture se structure spatialement, à mesure que les moines adoptent un mode de vie en communauté, nécessitant des bâtiments dévolus à différents usages, ceints par un mur.
Aux 11e-12e siècles, les réformateurs monastiques – chartreux et cisterciens notamment – exaltent la clôture comme cadre exclusif de la vraie vie monastique. Ils privilégient l’isolement dans des sites naturels réputés difficiles d’accès (montagnes, marais, fonds de vallée entourés de denses forêts comme à Clairvaux) ou le retrait derrière des murs dans les milieux plus peuplés. Si la clôture est commune aux hommes et aux femmes, elle est cependant plus stricte pour ces dernières.
DIAPORAMA
Monastères des villes, monastères des champs
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Monastères des villes, monastères des champs
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Grande Chartreuse
La clôture de la Grande Chartreuse est d’abord construite par l’isolement des moines au cœur du massif alpin, au nord de Grenoble. Les moines-ermites sont séparés du monde par un immense « désert » inhospitalier de 1500 ha, délimité par des bornes. La chartreuse est composée de deux maisons : celle des moines en altitude et, plus bas dans la vallée, celle des convers, dont le travail permet la subsistance de la communauté.
Source : Herman Weyen, Description de la grande Chartreuse et les montaignes et bastiments en dependans, 17e siècle. gallica.bnf.fr /BnF.
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Chartreuse de Pierre-Châtel
Lithographie présentant une vue cavalière de la chartreuse de Pierre-Châtel (Ain) au 18e siècle et carte postale de la chartreuse transformée en fort au 19e siècle. Fondée au 14e siècle sur le site d’un château fort, la chartreuse est perchée sur un éperon rocheux, ce qui en fait un lieu privilégié d’enfermement des délinquants de l’ordre religieux. Le plan du monastère est adapté à la configuration du terrain et aux contraintes liées à la présence du château.
Aux 17e-18e siècles, la chartreuse est remaniée, avant d’être abandonnée par les moines en 1791. Elle est ensuite utilisée comme caserne, dépôt de condamnés à la déportation et forteresse militaire jusque dans les années 1860
Source : Bourg-en Bresse, AD Ain, 2 Fi 185 et 5 Fi 454/0034.
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Prieuré de Saint-Martin-des-Champs, Paris
En dépit du discours exaltant la fuite du monde, des moines s’implantent en ville. Fondé au nord de Paris au 11e siècle, le prieuré de Saint-Martin-des-Champs est à l’origine situé au milieu des champs, sur la voie romaine conduisant à Senlis. Au 12e siècle, le prieuré encourage le lotissement de son important territoire. À la fin du 16e siècle, il se situe au cœur d’un quartier très dense de rues et de maisons. La rue Saint-Martin est l’un des axes principaux de la ville.
Source : Détail du plan de Paris tiré de Georg Braun et Frans Hogenberg, Civitates orbis terrarum, vol. 1, 1572. Wikimedia Commons.
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Couvent des annonciades célestes de Mons en Belgique
Plan du monastère des annonciades célestes de Mons en Belgique, fin 18e siècle. Cet ordre naît après le concile de Trente au 16e siècle, qui réaffirme l’impératif d’une clôture stricte pour les religieuses et ordonne le transfert des couvents féminins des campagnes vers les villes. Dans les années 1630, les religieuses s’installent en ville dans des maisons entourées de jardins qu’elles « accommodent en monastère » (Archives de l’État à Mons, fonds des obituaires, n° 20, p. 14). Ce n’est qu’après plusieurs campagnes de travaux que l’ensemble conventuel présente un plan en quadrilatère. L’église n’est pas orientée, sans doute en raison des contraintes du parcellaire.
Source : © Julie Piront d’après un plan de 1787, Bruxelles, Archives générales du Royaume, fonds des cartes et plans, n° 1907.
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Abbaye de Montmajour
Fondée au 10e siècle, près d’Arles, sur un îlot rocheux dominant les marécages, l’abbaye bénédictine de Montmajour se compose de plusieurs bâtiments témoignant de huit siècles d’occupation monastique : l’église du 12e siècle ; le cloître, la salle du chapitre et le réfectoire des 12e-15e siècles. Durant la guerre de Cent ans, l’abbaye est fortifiée (remparts et tour crénelée).
Source : Planche gravée tirée du Monasticon Gallicanum, 1694. Wikimedia Commons.
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Transformations de l’abbaye de Montmajour, 17e siècle
Au 17e siècle, Montmajour accueille les moines de la congrégation de Saint-Maur, qui construisent un nouveau bâtiment, le monastère Saint-Maur (1703 et 1719). Adoptant une architecture palatiale, il s’élève sur cinq niveaux (1er et 2e niveau : cellier, boulangerie et four à pain ; 3e niveau, la cuisine et le réfectoire ; 4e et 5e niveaux : cellules des moines, pièces de travail et bibliothèque). Le bâtiment a été en partie détruit lors de la Révolution et la vente de l’abbaye comme bien national.
Source : Carte postale, début 20e siècle. 6 Fi 105 / Conseil départemental 13 / Archives départementales – Tous droits réservés.
Tout comme le monastère, la prison (carcer) est un endroit « gardé », reposant sur le principe de la clôture. En ancien français, le terme « prison » désigne aussi bien le geste d’appréhender un délinquant (« la prise ») qu’un lieu de détention.
Ce double sens se traduit en pratique par la prison « ouverte » (ou « large ») et la prison « fermée ». La première signifie que la personne incriminée doit de se tenir à la disposition de la justice dans un espace défini en fonction de la juridiction dont il relève (par exemple, à l’intérieur des enceintes des villes dans le cas des justices urbaines), à la différence de la seconde, qui correspond à un enfermement dans un lieu précis.
Le roi ordonne de mettre un homme en prison
L’enlumineur représente le geste de la « prise », origine du terme « prison ». Enluminure de la fin du 13e siècle.
Source : Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ms.lat.fol. 409, f. 154.
Bien que les prisons médiévales soient communément associées à leurs murs (le « mur inquisitorial » désigne, par exemple, la prison de l’Inquisition à partir du 13e siècle), rares sont les bâtiments spécialement construits pour les abriter : elles se trouvent généralement intégrées dans des lieux de pouvoir (hôtels de ville, forteresses, châteaux, tours de murs d’enceinte…).
Joseph emprisonné dans un bâtiment fortifié
Joseph, fils de Jacob, emprisonné en Égypte (Nicolas de Lyre, Postilla in Bibliam, manuscrit du 15e siècle).
Source : Tours, Bibliothèque municipale, ms 52, f. 2/IRHT.
À l’époque moderne, ces lieux traditionnels d’enfermement sont toujours utilisés, mais de nouveaux édifices, spécialement conçus pour abriter des prisons, sont également bâtis. Ainsi, en 1627, le prince-évêque de Bamberg fait construire une « maison pour criminels » (Malefizhaus), destinée à enfermer hommes et femmes soupçonnés de sorcellerie.
« MAISON POUR CRIMINELS » DE BAMBERG, 1627
Le plan situé dans la partie inférieure représente notamment 28 cellules sans fenêtre. La maison à colombages à l’arrière-plan abrite la chambre de torture. La prison est démolie en 1635 et ses pierres sont en partie réutilisées pour construire le couvent des capucins de la ville.
Source : Gravure de 1627. Wikimedia Commons.
Cependant, nombre de lieux d’enfermement s’installent encore dans des bâtiments préexistants. Parmi les édifices les plus fréquemment utilisés, on trouve les monastères, dont le principe d’organisation spatiale et le mur de clôture présentent de nombreux avantages. Le cloître devient ainsi un puissant archétype spatial de la prison moderne. En France, lorsque le code pénal de 1791 fait de l’enfermement la principale manière de punir, plusieurs abbayes, devenues biens nationaux, sont transformées en maisons de détention : l’Abbaye-aux-Dames en Saintonge (1792), le Mont-Saint-Michel en Normandie (1811) ou encore l’abbaye de La Sauve-Majeure en Gironde (1793). D’autres suivent au cours du 19e siècle : Aniane en Languedoc (1884) ou Auberive en Champagne (1856). Vers 1860, 13 des 28 grandes maisons centrales que compte le territoire national sont installées dans des établissements religieux de l’Ancien Régime.
Mur d’enceinte de la maison centrale de Clairvaux
Mur d’enceinte de la maison centrale de Clairvaux, années 1930, vue de la porcherie.
Source : © Henri Manuel / Fonds Manuel / ENAP – CRHCP, M-26-051.
Clairvaux symbolise encore aujourd’hui ce choix effectué il y a plus de deux siècles. On peut saisir les raisons qui l’ont motivé dans une lettre du sous-préfet de Bar-sur-Aube. Celui-ci est chargé d’examiner en 1808 le parti que l’État pourrait tirer des bâtiments monastiques de Clairvaux pour en faire une maison de sûreté. Si le sous-préfet souligne la nécessité d’effectuer de nombreux travaux de réaménagement (redoubler les enceintes, créer des murs de ronde par exemple), il met surtout l’accent sur les avantages de cette reconversion : la présence des murs et leur sûreté.
LECTURE
Un même mur pour enfermer moines et détenus
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