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1. Mur

Protéger - enceindre

1.2Sens de la clôture

À Clairvaux, la clôture monastique devenue clôture carcérale témoigne des significations changeantes que la société confère aux enfermements. Si l’acte d’enfermer repose sur la construction d’une clôture matérielle, il revêt aussi un sens social qui varie selon les lieux.

Prison, monastère, léproserie, hôpital, maison de correction, asile… autant de lieux longtemps dissociés par les historiens, notamment parce que les sens donnés à la clôture n’y sont pas identiques. S’il existe bien des différences entre ces lieux d’enfermement, on peut néanmoins déceler des filiations, des continuités ou des liens entre eux. La clôture évoque un espace dont il est difficile, sinon impossible, de franchir les limites. Cependant, ces espaces « fermés » ne sont jamais hermétiques, bien au contraire : ils sont perméables et poreux à des degrés divers. Leur degré de fermeture est en partie lié au sexe et au statut des personnes qui s’y trouvent.

Dans le monachisme occidental, la clôture est un instrument de séparation du monde profane. Protégé du péché par ses murs, le monastère est censé être un paradis terrestre : la perfection à laquelle aspirent les moines n’est possible qu’à l’intérieur de la clôture.

Un enclos protégé du péché
Les murs tels que figurés sur la gravure de l’abbaye bénédictine Sainte-Marie-de-Souillac (Lot) font de celle-ci un enclos protégé du péché.
Source : Monasticon Gallicanum, 1694. Wikimedia Commons.

D’après le commentaire de la règle bénédictine par Hildemar (9e siècle), l’espace enserré par la clôture ne doit être ni trop exigu, ni trop vaste : les moines doivent pouvoir y exercer leurs activités à l’abri des regards, sans être contraints d’en franchir les limites. Cette clôture matérielle se double d’une clôture mentale : les religieux doivent contrôler leurs pensées et leurs sens, de même que les orifices qui relient l’intérieur du corps au monde extérieur (la bouche, les yeux et les oreilles).

Moniales derrière une grille
Source : Livre d’heures du 15e siècle. Montbrison, Musée d’Allard, ms. C, f. 1v/IRHT.

Cependant, clôture et isolement des religieux ne signifient nullement absence de relations avec le monde, même si ces relations sont strictement régulées.

Les religieuses sont davantage surveillées que les hommes, donc plus strictement cloîtrées parce que considérées comme faibles, sujettes à la tentation et faciles à corrompre. Néanmoins, là aussi, la stricte clôture des femmes se heurte à la nécessité d’une communication minimale avec leur environnement (gestion du patrimoine du monastère, visite des parents, etc.).

Enfin, l’apparition d’ordres religieux militaires au 12e siècle (par exemple les Templiers) et de frères mendiants au 13e siècle (franciscains et dominicains notamment) qui naviguent continûment entre leurs couvents et le monde extérieur démontre que l’espace clos n’est plus le lieu exclusif de la perfection religieuse.

C’est à la même époque que change le sens conféré à la clôture carcérale. Depuis l’Antiquité, la prison est un lieu de garde et de sûreté au rôle préventif (les prévenus y attendent leur jugement et les condamnés l’exécution de leur peine). Au 13e siècle, en effet, la prison est de plus en plus utilisée comme peine. Rois, magistrats urbains et Église l’utilisent pour punir les délinquants, laïcs ou clercs, et les hérétiques.

Comme d’autres peines (châtiments corporels, mutilations, bannissement, etc.), la prison frappe le corps. Le jurisconsulte Philippe de Beaumanoir affirme, vers 1280, qu’elle a vocation à punir les agressions physiques non mortelles, ainsi que les atteintes portées contre l’autorité seigneuriale ; elle convient particulièrement aux hommes de vile condition.

À ces usages punitifs de la prison s’ajoutent des usages coercitifs, qu’il s’agisse d’obtenir l’aveu ou la coopération des prévenus, de contraindre les endettés à rembourser leurs créanciers ou encore d’inciter les combattants à payer des rançons.

Prisonnier enfermé
Lieu de réclusion et de pénitence, la prison est symbolisée par les murs et les barreaux : elle enserre le corps de l’homme dont on n’aperçoit que le buste et la tête courbée.
Source : Missel vers 1370. Avignon, Bibliothèque municipale, ms 136, f. 330v/IRHT.

Enfin, comme la clôture monastique, la clôture carcérale peut viser à l’amendement des reclus. À l’époque moderne apparaissent ainsi de nouveaux établissements d’enfermement (hôpitaux généraux en France, TuchthuizenTuchthuizen : établissements d’enfermement fondés à la fin du 16e siècle en Hollande pour endiguer la criminalité sans recourir aux peines capitales traditionnelles. Le premier en est le Rasphuis (« maison de fabrication de copeaux ») ouvert en 1595 à Amsterdam où sont enfermés des hommes, criminels ou marginaux, astreints au travail forcé. L’équivalent féminin de cette institution est le Spinhuis (« maison de filature »), fondé en 1597. Les deux institutions servent de modèle pour de nombreux établissements du même genre dans les autres villes hollandaises. en Hollande, ZuchthäuserZuchthaus (« maison de discipline », pluriel Zuchthäuser) : dans l’espace germanique s’établissent au 17e siècle, à l’instar des Bridewells anglais et des Tuchthuizen hollandaises, de nouveaux établissements d’enfermement qui internent les populations errantes (mendiants et vagabonds), les petits criminels et autres fauteurs de trouble (prostituées, ivrognes, etc.). Les enfants abandonnés ou internés à la demande de leurs parents ainsi que les malades psychiques et physiques y sont également placés, ce qui inscrit ces institutions dans la tradition des hospices et hôpitaux médiévaux. dans l’espace germanique…) dont l’idée principale est d’amender le mendiant oisif, le voleur ou l’adolescent récalcitrant par le travail et l’éducation. L’objectif de cet enfermement est d’assurer la sûreté publique tout en concourant au gouvernement des populations (par exemple, en stimulant l’économie par le travail des détenus).

Mur d’enceinte de la prison Mazas à Paris, vers 1890
Maison d'arrêt cellulaire, la prison est construite à partir de 1845. Elle s’inspire du modèle américain, fondé sur l’isolement carcéral et la surveillance panoptiquePanoptisme : (du grec pān pour « tout » et d'optikó pour « ce qui se réfère à la vue ») consiste à rendre possible, au moyen de dispositifs architecturaux, la surveillance d’un grand nombre de personnes par le regard d’une seule. Développé par le philosophe anglais Jeremy Bentham à la fin du 18e siècle, ce principe a été appliqué principalement dans le monde carcéral et, dans une moindre mesure, dans les hôpitaux, usines ou casernes, par exemple..
Source : Dessin extrait du carnet du prisonnier Marc Chauchard, f. 5v © Ville de Paris / BHVP / Roger-Viollet.

Le sens conféré par la société à la clôture peut évidemment différer de celui que lui donne l’individu enfermé. A priori, le moine ou la nonne font de la clôture un moyen de sanctification ; en revanche, le prisonnier y est contraint par un comportement considéré comme criminel, ce qui ne l’empêche pas d’y voir un lieu de pénitence. Pourtant, qu’elle soit sanctificatrice ou punitive, la clôture peut être vécue aussi douloureusement par les uns comme par les autres, notamment quand des moines sont incarcérés dans leur monastère et que le cloître devient prison.