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2. Porte

Entrer - sortir

2.2Rites d'entrée

Le franchissement de la porte du monastère comme de la prison manifeste le passage d’un monde à un autre et d’un statut à un autre. Il implique des rituels qui, à Clairvaux, ont concerné successivement les moines puis des détenus à partir du 19e siècle. Cependant, l’entrée au monastère suppose, en théorie du moins, le consentement du religieux, tandis que l’entrée du prisonnier dans l’espace carcéral relève de la contrainte.
Entrée d’un jeune garçon au monastère
Jeune garçon offert par sa famille au monastère. Le père tend à l’abbé, muni de sa crosse, un objet symbolisant la dotation (souvent du vin ou du pain pour la messe) donnée au monastère en même temps que l’enfant, 13e siècle.
Source : Londres, British Library, Royal 10 D VIII, f. 82v.

L’entrée au monastère et les rites qui lui sont associés varient au cours des siècles. Les premiers moines ne formulent pas de vœu, mais s’engagent à obéir à Dieu et à leur abbé en suivant la règle. Durant le haut Moyen Âge, la solennité et l’instantanéité du changement d’état – de laïc à religieux – sont accentuées par les vœux monastiques (obéissance, pauvreté, chasteté).

L’entrée dans la vie monastique se ritualise davantage à partir du 11e siècle. Concernant désormais essentiellement des adultes en théorie consentants, et non plus des enfants offerts au monastère par leur famille (oblats), elle est assimilée à un nouveau baptême. Après le concile de Trente au 16e siècle, ces ritualisations se renforcent encore, tout comme le contrôle de la vocation des religieux.

Cédules d’engagement dans l’abbaye de Clairvaux, 18e siècle
À partir du 16e siècle, le futur moine rédige un engagement appelé cédule, récapitulant sa promesse orale, qu’il signe et place sur l’autel de l’église.
Source : Troyes, ADA 2 H 284.

Ceux qui aspirent à la vie monastique, les novices, séjournent pendant un temps déterminé au seuil de l’enclos du monastère. D’après la règle de Benoît, ils attendent à la porte quatre ou cinq jours, puis à l’hôtellerie quelques jours encore, avant de passer une année sous la surveillance d’un moine confirmé.

Entrée de Bruno et de ses compagnons à la Grande Chartreuse
Les moines-ermites ont revêtu leur habit blanc, c’est-à-dire non teint en signe d’humilité. L’un se couvre la tête, signifiant ainsi sa mort au monde, également figurée par la porte monumentale qui « avale [les moines] les uns après les autres ». (Donadieu-Rigaud, Penser en images, p. 108).
Source : New York, Metropolitan Museum (The Cloisters Collection, 1954), Belles Heures du Duc de Berry, f. 97, peintes par les frères Limbourg vers 1410.

L’entrée au monastère – véritable mort au monde – signifie le rejet des valeurs profanes, l’abandon des attaches familiales et l’oubli de la position sociale. Le changement d’état se manifeste concrètement par un habit et une coiffure spécifiques (tonsure pour les hommes et cheveux longs coupés pour les femmes), ainsi que par un changement de nom. Selon la règle de Benoît, la prise d’habit a pour corollaire l’abandon des biens personnels. Cette transformation est mise en scène lors de cérémonies de plus en plus complexes. Ainsi, au 16e siècle, le rite de consécration des religieuses, épouses du Christ, se calque sur la cérémonie du mariage : lors d’une messe, à laquelle assiste sa famille, la novice entre dans l’église ; un prêtre l’interroge sur sa volonté de prendre l’habit religieux, lui coupe une mèche de cheveux et lui remet l’habit (vêture). À l’issue du rituel, le prêtre attribue à la novice un nouveau nom de religion.

Une femme entre au couvent
Une femme entre au couvent, encadrée par les religieuses. Avant qu’elle franchisse le seuil du monastère, deux nonnes, qui se tiennent sur le pas de la porte de l’église, lui coupent les cheveux, 14e siècle.
Source : Londres, British Library, Add. MS 10293, f. 261r.
LECTURE
Une religieuse entre au monastère (début du 16e siècle)
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L’entrée dans une prison médiévale suit également un protocole détaillé, dont témoignent les règlements des prisons du Châtelet de Paris ou de l’abbaye de Saint-Denis. Amené par un ou plusieurs sergents ayant procédé à son arrestation, le détenu est l’objet d’un examen préalable : il est interrogé pour établir son statut (clerc ou laïc), son habit et sa chevelure sont scrutés à la recherche d’indices en ce sens. Il est fouillé par le geôlier ou l’un de ses employés afin que des informations soient recueillies, que d’éventuelles armes soient confisquées et que ce qu’il possède soit mis en sécurité pendant son incarcération. Les résultats de cet examen sont notés dans les registres. Conduit à sa geôle, il est ensuite accueilli par les autres détenus : au Châtelet, il doit offrir à ses codétenus, en rituel de bienvenue, « la quarte de vin de bienvenue » et un don spécifique à celui des détenus qui fait régner l’ordre ; mais l’administration s’efforce d’éradiquer ces coutumes.

Entrée en prison
L’entrée en prison et le changement d’état sont signifiés par le jeu des couleurs : sur fond rouge, le juge ordonne de placer le condamné en prison. Le soldat, situé entre le monde extérieur et la prison, symbolise le pouvoir coercitif. Sur fond bleu, le condamné, tête rasée et torse nu, pénètre seul en prison, représentée par une tour à la porte étroite et obscure. Lieu de réclusion et de pénitence, la prison engloutit le prisonnier comme la porte du monastère engloutit les moines. 14e siècle.
Source : Saint-Omer, Bibliothèque d’agglomération, ms 465, f. 161v.

Les mêmes rituels se retrouvent dans les grands établissements d’enfermement de l’époque moderne, où l’on renoue en outre avec certaines pratiques monastiques.

Comme l’entrée en religion, l’arrivée en détention implique de porter de nouveaux vêtements. Au 19e siècle, ceux des détenus sont faits de tissus grossiers et résistants. À leur libération, les prisonniers retrouvent les habits portés au moment de leur incarcération, sauf lorsqu’il s’agit de haillons, ce qui est fréquent.

Dans ce cas, les directeurs d’établissement peuvent leur fournir « les vêtements d’absolue nécessité », qu’ils proviennent des « condamnés qui meurent dans les maisons centrales » ou qu’ils soient fabriqués à leur intention (rapport du 24 février 1827, AN F 16/410).

Les habits des prisonniers permettent de les distinguer des autres personnes fréquentant l’établissement et délivrent parfois de subtils messages de différenciation. En Saxe, vers 1840, les prisonniers de 2e classe arborent des boutons blancs, tandis que ceux de 1ère classe – considérés comme plus dangereux – portent des boutons jaunes et le chiffre romain « I » en rouge sur le bras. Le nombre de récidives est signalé par des bandes jaunes. Les prisonniers accomplissant des tâches ménagères portent une lettre « H » en métal, pour Hausarbeit (« travail domestique »), ceux qui ont le droit de quitter l’établissement (pour travailler dans les champs, par exemple) sont marqués par un signe jaune. Ce marquage classe les détenus en différentes catégories, tout en leur assignant différents espaces.