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3. Bâtiment des convers

Diversité des reclus

3.5Archipel de l'enfermement

En 1808, l’abbaye de Clairvaux est transformée en maison centrale de détention incluant un dépôt de mendicité, un quartier de condamnés criminels et un autre de condamnés par les tribunaux correctionnels. Clairvaux illustre ainsi la multiplication des lieux clos destinés à des groupes spécifiques, dont les femmes installées dans le bâtiment des convers en 1817, et témoigne de la naissance d’un véritable archipel de l’enfermement au cours du 19e siècle.

La société contemporaine invente un grand nombre d’institutions particulières dont chacune remplit une mission spéciale : prison pour les criminels, asile pour les malades mentaux, maison de correction pour les mendiants puis pour les jeunes indisciplinés, orphelinat pour les enfants abandonnés…En effet, la cohabitation de plusieurs types de résidents, caractéristique de l’époque moderne, est peu à peu perçue comme une source de confusion, ne correspondant pas (ou plus) aux besoins de chaque catégorie de reclus.

Plan de la maison de discipline de Waldheim, 18e siècle
Plan du rez-de-chaussée avec les salles à manger pour hommes (A) et pour femmes (B). Quelques chambres servent à loger les « forçats » (zones en rouge) et malades (zones en bleu). Elles jouxtent d’autres pièces (logements des gardiens, locaux techniques, etc.). Cette distribution spatiale est reprise dans les autres étages de l’établissement (les « orphelins » sont ainsi placés au 2e étage).
Source : Nachricht von dem Armen= und Zucht=Hause zu Waldheim, und dem Armen= und Waysen=Hause zu Torgau […], 1775. Dresde, Sächsische Landes- und Universitätsbibliothek/Deutsche Fotothek.

À l’intérieur des grandes institutions fermées des 17e-18e siècles (ZuchthäuserZuchthaus (« maison de discipline », pluriel Zuchthäuser) : dans l’espace germanique s’établissent au 17e siècle, à l’instar des Bridewells anglais et des Tuchthuizen hollandaises, de nouveaux établissements d’enfermement qui internent les populations errantes (mendiants et vagabonds), les petits criminels et autres fauteurs de trouble (prostituées, ivrognes, etc.). Les enfants abandonnés ou internés à la demande de leurs parents ainsi que les malades psychiques et physiques y sont également placés, ce qui inscrit ces institutions dans la tradition des hospices et hôpitaux médiévaux. allemandes, TuchthuizenTuchthuizen : établissements d’enfermement fondés à la fin du 16e siècle en Hollande pour endiguer la criminalité sans recourir aux peines capitales traditionnelles. Le premier en est le Rasphuis (« maison de fabrication de copeaux ») ouvert en 1595 à Amsterdam où sont enfermés des hommes, criminels ou marginaux, astreints au travail forcé. L’équivalent féminin de cette institution est le Spinhuis (« maison de filature »), fondé en 1597. Les deux institutions servent de modèle pour de nombreux établissements du même genre dans les autres villes hollandaises. hollandaises, WorkhousesWorkhouse ( « maison de travail ») : depuis la fin du 16e siècle, la législation anglaise oblige les paroisses à prendre en charge les pauvres, mendiants, orphelins, vieillards et autres marginaux. Partout dans le royaume apparaissent des établissements, à la fois ateliers et hospices, qui astreignent ces personnes au travail. Au 18e siècle, près de 2000 de workhouses existent en Angleterre et au Pays de Galles. Au 19e siècle, ces institutions locales, souvent de taille modeste, évoluent vers des établissements plus grands, pris en charge par plusieurs communes. anglaises, hôpitaux généraux en France), plusieurs types de résidents vivent sous le même toit, tout en se voyant assigner des espaces spécifiques. Ainsi, Waldheim vers 1775 renferme trois catégories principales de reclus : les « forçats », essentiellement des condamnés en justice ; les « pauvres », c'est-à-dire, dans leur grande majorité, des malades physiques ou psychiques ; les « orphelins », des enfants abandonnés ou placés par leurs parents. Si les différentes catégories se mêlent dans les salles à manger (avec toutefois une séparation entre hommes et femmes), chacune dispose de logements distincts.

En France, à la même époque, les institutions d’enfermement obéissent à un principe de différenciation fonctionnelle plus général.

Les prisons des justices ecclésiastiques, seigneuriales, des bailliages et des parlements sont destinées aux prévenus et aux condamnés. Les hôpitaux généraux accueillent, quant à eux, indigents, mendiants et vagabonds, souvent repartis entre différents bâtiments : à Paris, l’hôpital général est formé par la Pitié, la Salpêtrière et Bicêtre. Les prisons d’État sont, quant à elles, réservées aux adversaires politiques ou aux écrivains tenus pour insolents. Enfin, les maisons de force enferment fauteurs de trouble, alcooliques et mauvais pères de famille.

Cette différenciation est toutefois relative, comme le montre l’enfermement des prostituées dans les hôpitaux généraux.

La conduite des « filles de joie » à la Salpêtrière de Paris
Tableau d’Étienne Jeaurat, 1757.
Source : Paris, Musée Carnavalet, P1745.

La cohabitation entre les différentes catégories de reclus suscite des critiques de la part des réformateurs à la fin du 18e siècle, ce qui entraîne une différenciation plus claire entre les types d’établissements. Ainsi, dès 1767, est créée en France une trentaine de dépôts de mendicité accueillant mendiants et vagabonds, la plupart du temps dans des monastères désaffectés, d’anciens châteaux ou des casemates.

Clairvaux accueille un dépôt de ce type pour le département de l’Aube (en usage de 1809 à 1816), puis un quartier de 600 condamnés à la peine de réclusion par les tribunaux criminelsTribunaux criminels : en vertu du Code pénal de 1791, les infractions sont divisées en crimes et délits ; le Code pénal de 1810 y ajoute les contraventions. À cette hiérarchie des infractions correspondent trois niveaux de peines : peines criminelles (réclusion, travaux forcés, déportation, peine de mort), correctionnelles (emprisonnement jusqu’à cinq ans) et de police (amendes ou emprisonnement jusqu’à cinq jours). Les crimes sont jugés par des tribunaux criminels, les délits par les tribunaux de police correctionnelle. La loi du 20 avril 1810 sur l’organisation des tribunaux transforme les tribunaux criminels en cours d’assises. Dans les maisons centrales, les condamnés par tribunaux criminels et les condamnés par voie de police correctionnelle doivent être séparés. et un autre de 400 condamnés « par voie de police correctionnellePolice correctionnelle : en vertu du Code pénal de 1791, les infractions sont divisées en crimes et délits ; le Code pénal de 1810 y ajoute les contraventions. À cette hiérarchie des infractions correspondent trois niveaux de peines : peines criminelles (réclusion, travaux forcés, déportation, peine de mort), correctionnelles (emprisonnement jusqu’à cinq ans) et de police (amendes ou emprisonnement jusqu’à cinq jours). Les crimes sont jugés par des tribunaux criminels, les délits par les tribunaux de police correctionnelle. La loi du 20 avril 1810 sur l’organisation des tribunaux transforme les tribunaux criminels en cours d’assises. Dans les maisons centrales, les condamnés par tribunaux criminels et les condamnés par voie de police correctionnelle doivent être séparés. » (rixes, braconnage, petit larcin par exemple). Ces deux quartiers ouvrent respectivement en 1814 et 1817.

En 1817, une ordonnance royale subdivise les maisons centrales en maisons de correction et en maisons de force, ces dernières étant destinées aux criminels des deux sexes, aux femmes et aux vieillards condamnés aux travaux forcés.

Décret impérial du 16 juin 1808
Décret impérial du 16 juin 1808 portant sur la création d’une maison centrale de détention à Clairvaux.
Source : Troyes, ADA 1 Y 2.

On le voit bien, la différenciation fonctionnelle s’opère d’abord à l’intérieur des établissements, chaque quartier correspondant à une catégorie de résidents, distingués selon des critères juridiques par exemple. Ce mouvement aboutit ensuite à la création de nouvelles institutions.

En France au 19e siècle, dans le seul domaine pénal, on compte des maisons centrales pour les longues peines, des maisons d’arrêt pour les prévenus ou les condamnés à de courtes peines et des maisons de correction pour les jeunes délinquants. D’autres institutions voient le jour : colonies agricoles pour mineurs (attestées dès 1839), transportation aux travaux forcés pour les hommes (d’abord dans les bagnes métropolitains, puis à partir de 1852 dans les bagnes coloniaux en Guyane et en Nouvelle Calédonie) et relégation outre-mer (à partir de 1895, pour des multirécidivistes). Cette multiplication d’institutions reflète les aléas d’une politique criminelle qui, à chaque échec (augmentation des cas de récidive par exemple), réagit par l’invention d’une nouvelle structure pénale.