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4. Réfectoire

Vivre – survivre - ressusciter

4.2Nourritures terrestres et spirituelles

À Clairvaux, l’ancien réfectoire des moines a été transformé en chapelle des prisonniers au 19e siècle. Cette transformation illustre le lien étroit entre prier et manger dans les milieux clos.

La nature et la place des nourritures terrestres, au réfectoire, et spirituelles, à l’église, varient fortement selon la finalité des milieux clos. Se plaçant hors du monde et méprisant son corps, le moine renonce volontairement aux nourritures terrestres, sans pour autant pouvoir s’en passer : il mange moins, moins souvent et se prive de certains aliments. Cette privation volontaire est encadrée par la règle, des adoucissements pouvant tempérer le régime alimentaire des malades, des novices ou des nonnes. Nourris, les moines nourrissent à leur tour les pauvres des restes de leurs repas, exerçant ainsi la fonction charitable de l’Église.

Saint Benoît et ses moines au réfectoire
Saint Benoît assis à table dans le réfectoire avec les moines écoutant la lecture.
Source : Gravure de Sébastien Leclerc, Vita et Miracula sanctissimi patris Benedicti, 17e siècle. Lyon, Bibliothèque municipale, F17LEC005575

Pris en commun, le repas a une valeur spirituelle forte : il renvoie au dernier repas du Christ avec les apôtres, par ailleurs célébré lors de la messe (eucharistieEucharistie : dans la religion catholique, sacrement contenant le corps, le sang et la divinité du Christ au terme de la transsubstantiation du pain et du vin qui renouvelle rituellement en action de grâce le sacrifice du Christ et qui constitue la nourriture des fidèles et le symbole de leur unité.). Le repas est aussi un moment d’affirmation des hiérarchies internes, chacun des moines occupant une place correspondant à son ancienneté et à ses responsabilités. À l’exception notable des chartreux dont l’horizon est la cellule, les moines mangent au réfectoire. Le religieux fautif est exclu de la table commune et mange par terre ou seul, en dehors de l’heure habituelle.

Les religieuses de Port-Royal des Champs attablées
Les religieuses sont attablées selon un ordre hiérarchique et écoutent la lecture. Au premier plan, à gauche, une religieuse pénitente est prosternée aux pieds des autres.
Source : Estampe de Magdeleine Horthemels, 17e siècle. gallica.bnf.fr / BnF.

Réglé par des rituels stricts, le repas est dédié à la méditation : les moines mangent en silence, en écoutant la lecture faite par un des leurs depuis une chaire, la présence de décors peints ou sculptés renforçant l’aspect sacré et édifiant du repas. Cependant, certains repas sont parfois animés, en raison de l’abus de vin et du relâchement de la discipline. Les pratiques alimentaires monastiques font l’objet de débats et de réformes au Moyen Âge et à l’époque moderne, de sorte que les situations sont très variées, depuis les monastères où l’austérité alimentaire persiste jusqu’à ceux caractérisés par le raffinement des mets et, parfois, les excès de table. En outre, l’abandon du réfectoire dans certains monastères est un indice de l’étiolement de la vie commune. Dès la fin du 16e siècle, dans l’abbaye bénédictine Saint-Philibert de Tournus, il ne sert plus qu’aux jeux de tripot et de ballon, les dames de la ville venant voir les religieux jouer... Chacun des 18 moines de l’abbaye dispose alors de sa propre cuisine.

Réfectoire des moines trappistes de Notre-Dame des Dombes
L’abbaye cistercienne est fondée en 1863, dans le contexte de restauration des établissements réguliers dont nombre ont disparu au moment de la Révolution française.
Source : Carte postale, premier quart du 20e siècle. Bourg-en-Bresse, AD Ain 5 Fi 299/0039.

Dans les espaces carcéraux, les modalités d’organisation des repas diffèrent beaucoup. Les prisons médiévales n’ont pas de cuisines : les prisonniers reçoivent leur nourriture du geôlier, qu’ils paient à cet effet, ou de leurs proches. Qualité et quantité dépendent donc de leurs moyens.

En revanche, à partir du 17e siècle, l’alimentation dans les grands établissements d’enfermement renoue avec des pratiques collectives du monachisme. Si la qualité des aliments servis est modeste, le lien entre nourritures terrestres et spirituelles est rétabli afin de renforcer l’encadrement religieux des prisonniers. Au 18e siècle, le modèle du réfectoire monastique est ainsi introduit dans les maisons de discipline allemandes. À Waldheim, par exemple, on dispose des bancs et des tables imitant la tablée monastique et, sur le côté, on place un pupitre depuis lequel des textes bibliques et catéchétiques sont lus.

Salle à manger des hommes dans la maison de discipline de Waldheim, 18e siècle
Source : Beschreibung des Chur-Sächsischen allgemeinen Zucht= Waysen= und Armen=Hauses, welches Se. Königl. Maj. in Pohlen und Churfl. Durchl. zu Sachsen […] in […] Waldheim Anno 1716. allergnädigst aufrichten lassen, 1726. Dresde, Sächsische Landes- und Universitätsbibliothek/Deutsche Fotothek

Dans les grandes prisons du 19e siècle, la nourriture suscite de nombreuses plaintes en raison de sa quantité insuffisante et de sa piètre qualité. En outre, le nombre de prisonniers et les contraintes imposées par leur travail aboutit à la mise en place de nouveaux dispositifs pour les nourrir. À Clairvaux, les ateliers de travail sont installés à tous les étages du grand cloître : tables et bancs sont disposés dans trois des galeries de chaque étage, ainsi transformées en réfectoires. À l’intérieur de l’espace carcéral apparaissent alors des unités quasi autonomes comportant un dortoir, un atelier et un réfectoire, ce qui a l’avantage de limiter les déplacements des détenus.

Plan du grand cloître de Clairvaux, devenu « bâtiments de la cour du centre »
Ce plan indique la disposition des tables dans les couloirs qui jouxtent les dortoirs. Ces couloirs sont ainsi transformés en réfectoire aux heures des repas.
Source : A. Normand, Plans des établissements pénitentiaires de France, 1895. © Fonds Fontainebleau / ENAP– CRHCP, F 9 E 14.

Dans la maison centrale de Montpellier, un système comparable de tables escamotables permet aux détenues de se restaurer dans les couloirs rendus à leur destination première dès que les repas sont achevés.

À Clairvaux, comme dans d’autres établissements carcéraux du 19e siècle, les détenus doivent prier au lever et au coucher, avant et après les repas. On juge également nécessaire de consacrer un lieu au culte collectif : l’église abbatiale ayant été détruite, on transforme l’ancien réfectoire des moines en chapelle des prisonniers, en ne conservant de la double vocation initiale de ce lieu (manger et prier) que la seconde : sa fonction spirituelle.