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4. Réfectoire

Vivre – survivre - ressusciter

4.4La prison, une maisonnée

Dans la maison centrale de Clairvaux, la nourriture reçue dans les réfectoires est très insuffisante. Le travail des détenus dans des ateliers leur permet, en théorie, d’améliorer l’ordinaire, grâce au salaire perçu. Ce mode d’organisation économique est propre au 19e siècle. Dans les prisons médiévales et modernes, d’autres logiques prévalent : ainsi les grands établissements d’enfermement des 17e-18e siècles visent à l’autosuffisance et adoptent le modèle monastique de la maisonnée.
Prisonniers du pénitencier d’Haguenau travaillant aux champs
Source : Gravure de Frédéric Théodore Lix, 1889. gallica.bnf.fr / Strasbourg BNU.

Au Moyen Âge, les prisons ne sont pas autonomes, mais pleinement intégrées à la vie urbaine, y compris économiquement. Leur coût de fonctionnement (salaires des gardiens, entretien des locaux, matériel et mobilier) est en partie assuré par les pouvoirs publics mais surtout par les détenus eux-mêmes, qui doivent s’acquitter, lorsqu’ils le peuvent, de frais souvent importants.

Pour être nourris et logés, les détenus dépendent soit du geôlier, responsable, contre paiement, des fournitures alimentaires et mobilières, couchage et chauffage (régime dit de la « pistole »), soit de leurs proches qui les ravitaillent. Ces deux systèmes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : souvent, le geôlier fournit le minimum, éventuellement complété par des personnes extérieures agissant par charité.

Ce fonctionnement perdure à l’époque moderne dans les petites prisons locales. En revanche, les grands établissements d’enfermement fonctionnent comme une maison familiale bien ordonnée, un modèle qui régit d’ailleurs l’ensemble de la société, de la cabane du plus humble des paysans jusqu’à la cour des princes. Les noms de ces institutions comportent d’ailleurs souvent le terme « maison » : TuchthuizenTuchthuizen : établissements d’enfermement fondés à la fin du 16e siècle en Hollande pour endiguer la criminalité sans recourir aux peines capitales traditionnelles. Le premier en est le Rasphuis (« maison de fabrication de copeaux ») ouvert en 1595 à Amsterdam où sont enfermés des hommes, criminels ou marginaux, astreints au travail forcé. L’équivalent féminin de cette institution est le Spinhuis (« maison de filature »), fondé en 1597. Les deux institutions servent de modèle pour de nombreux établissements du même genre dans les autres villes hollandaises. en Hollande, WorkhouseWorkhouse (« maison de travail ») : depuis la fin du 16e siècle, la législation anglaise oblige les paroisses à prendre en charge les pauvres, mendiants, orphelins, vieillards et autres marginaux. Partout dans le royaume apparaissent des établissements, à la fois ateliers et hospices, qui astreignent ces personnes au travail. Au 18e siècle, près de 2000 de workhouses existent en Angleterre et au Pays de Galles. Au 19e siècle, ces institutions locales, souvent de taille modeste, évoluent vers des établissements plus grands, pris en charge par plusieurs communes. en Angleterre, ZuchthäuserZuchthaus (« maison de discipline », pluriel Zuchthäuser) : dans l’espace germanique s’établissent au 17e siècle, à l’instar des Bridewells anglais et des Tuchthuizen hollandaises, de nouveaux établissements d’enfermement qui internent les populations errantes (mendiants et vagabonds), les petits criminels et autres fauteurs de trouble (prostituées, ivrognes, etc.). Les enfants abandonnés ou internés à la demande de leurs parents ainsi que les malades psychiques et physiques y sont également placés, ce qui inscrit ces institutions dans la tradition des hospices et hôpitaux médiévaux. dans l’espace germanique, Case di correzione en Italie.

Maison de correction de Milan
La légende de cette gravure et de ce plan indique le terme « casa » et sa traduction anglaise « house » pour désigner la « maison » de correction.
Source : Gravure et plan extraits de John Howard, The State of Prisons in England and Wales, with Preliminary Observations, and an Account of Some Foreign Prisons, 4e édition, Londres, 1792.

Les administrateurs de ces institutions sont appelés « régents » en Hollande ou « père de maison » (Hausvater) en Allemagne, ce qui renvoie à la figure du pater familias gérant sa maisonnée avec bienveillance et sévérité. En revanche, en France et en Espagne, le terme « hôpital » est davantage employé et l’administration quotidienne souvent prise en charge par des religieuses. On constate donc une opposition entre le modèle « paternaliste » de l’Europe protestante – où les monastères ont disparu à la suite de la Réforme – et le modèle « monastique », plus traditionnel, adopté par les pays catholiques.

Dans tous les cas, ces établissements modernes sont de vastes organisations sociales et économiques visant à l’autosuffisance, même si aucune ne fonctionne de manière parfaitement autonome. Le modèle de la maisonnée implique notamment que les détenus se chargent de l’ensemble des tâches ménagères et soient associés à la production des vivres : ils nettoient les pièces, aident à la cuisine, à la boulangerie ou à la brasserie ; ils fabriquent, lavent et réparent des vêtements ; ils préparent et transportent le bois à chauffer ; ils travaillent au jardin ou dans les champs de la maison et s’occupent du bétail... En somme, ils produisent les denrées nécessaires à une maison comptant souvent des centaines de personnes.

Une cour intérieure de la maison de discipline de Leipzig
L’image souligne le caractère de « maisonnée » de l’institution, fondée en 1701 : le travail des reclus permet d’assurer le fonctionnement de l’établissement.
Source : Dessin coloré de R. Ferdinand, 1870. Leipzig, Stadtgeschichtliches Museum.

Dans les établissements multifonctionnels de l’espace germanique où se côtoient différents types de résidents, les criminels emprisonnés prennent soin des malades, infirmes et autres miséreux, souvent enfermés à la demande de leurs proches. Cette charité contrainte tempère le caractère disciplinaire de ces institutions et les rapproche du modèle hospitalier prévalant ailleurs en Europe, par exemple en France.

Travail, punition et assistance à Torgau, 18e siècle
Des détenus de la maison de discipline saxonne de Torgau tirent un chariot rempli de sacs, tandis que d’autres sont frappés par des officiers. À droite, le directeur de l’établissement, vêtu de rouge ; derrière lui, un homme handicapé, sans pied ni main, est accueilli dans l’institution.
Source : Dessin coloré, 1789. Staatliche Museen zu Berlin – Kunstbibliothek.

Ce n’est que dans le dernier tiers du 18e siècle que les nouvelles théories économiques (mercantilisme, caméralismeCaméralisme : terme provenant de l’allemand Kamera qui désignait le lieu où étaient conservés les deniers publics. Dans le monde germanique à partir du 16e siècle, « caméraliste » sert à qualifier les auteurs se préoccupant de l’enrichissement de l’État. Le caméralisme évolue ensuite et désigne plus globalement la science de l’administration.) mettent peu à peu un terme à ce mode d’organisation sociale et économique : le but n’est plus l’autosuffisance, mais le profit des manufactures et des ateliers pénitentiaires, ainsi que l’amendement des détenus par le travail.

Ainsi, à Clairvaux, en 1818, seuls 48 des 792 détenus sont employés à la cuisine, au nettoyage, à l’infirmerie ou à l’entretien de la maison centrale. Les autres, l’immense majorité, travaillent dans les ateliers (filage, tissage, menuiserie…) au service entrepreneurs privésEntrepreneurs privés : dans les maisons centrales du 19e siècle, l’État français confie à des entrepreneurs privés, par adjudication, la gestion des ateliers et des fournitures (nourriture, cantine, vêtement, médicaments) ainsi que diverses missions (sépulture, entretien des bâtiments, etc.). Ce système vise à pallier l’impuissance administrative de l’État et à faire régner l’ordre à moindre coût. En théorie, l’intérêt des condamnés est lié à celui des entrepreneurs : en travaillant plus, ils peuvent améliorer par leur salaire la nourriture très insuffisante qui leur est fournie. En réalité, les détenus sont soumis à l’arbitraire des entrepreneurs, qui souvent les affament et les maltraitent (surmortalité des détenus à Clairvaux en 1845-1847, par exemple). auxquels la direction a confié le soin d’organiser le travail des détenus.