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4. Réfectoire

Vivre – survivre - ressusciter

4.5La prison, calque du monastère ?

À Clairvaux, l’ancien réfectoire des moines est transformé en chapelle des prisonniers en 1814, après la destruction de l’église abbatiale. En revanche, l’enceinte et la porte sont conservées, le grand cloître devient la cour de la grande détention des hommes et les détenus dorment dans les anciennes chambres des moines. La topographie carcérale se calque sur la topographie monastique, sans pour autant attribuer les mêmes fonctions aux lieux. Comment expliquer que, comme Clairvaux, d’autres prisons françaises aient trouvé dans les monastères des lieux d’implantation privilégiée ?

En 1791, le Code pénal fait de la peine de prison la principale manière de punir les délinquants. L’État français doit trouver des locaux disponibles et possiblement isolés pour enfermer des prisonniers en nombre croissant. Or de nombreuses abbayes sont vacantes depuis qu’elles ont été transformées en biens nationaux. Leur réutilisation apparaît – parfois à tort – comme moins coûteuse qu’une construction neuve.

Affiche annonçant la mise en vente aux enchères par le département de l’Aube de l’abbaye de Clairvaux, 10 février 1792.
Source : Troyes, ADA 1 Y 1.
LECTURE
Des détenus à la place des moines à Clairvaux
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Si les abbayes sont transformées en prisons, c’est aussi qu’il existe une parenté entre ces institutions, soulignée en leur temps par Michel Foucault et Erving Goffman. En effet, tout en poursuivant des buts pensés ou vécus comme radicalement différents, monastères et prisons mettent en œuvre des dispositifs et des moyens en partie similaires, comme les règles et règlements, la clôture, l’emploi du temps ou la répartition spatiale des personnes, ce qui facilite le passage d’une institution à l’autre ; c’est pourquoi la topographie carcérale se calque parfois sur la topographie monastique, à Clairvaux ou ailleurs.

À Fontevraud, au début du 19e siècle, la chapelle accueillant les prisonniers et le personnel pénitentiaire occupe le chœur et le transept de l’église abbatiale ; le stockage se fait dans les anciennes granges de l’abbaye ; le mitard (cachot des détenus) est installé dans les anciennes geôles monastiques ; l’hôpital est aménagé dans l’ancienne infirmerie de l’abbaye.

Au Mont-Saint-Michel, l’administration pénitentiaire conserve les appellations monastiques des lieux, bien que des usages différents leur soient assignés. En 1816-1817, l’architecte du département de la Manche rédige plusieurs rapports concernant les travaux d’aménagement nécessaires à l’accueil des condamnés à la déportation : il estime que « le salon des moines situé sur l’abbatiale peut en contenir 8 [détenus], et la salle du gouvernement 8 [autres] », à la condition que leurs fenêtres soient dotées de grilles ; l’année suivante, il évoque les condamnés par les tribunaux « conduits dans les "salle des chevaliers" [salle des chevaliers de l’ordre de saint Michel fondé par le roi de France Louis XI] et du "réfectoire", où ils sont employés à filer du coton à la mécanique » (AN F 16/355A).

Coupe de l’église abbatiale de Fontevraud en 1816
Coupe de l’église complétant le plan de l’ingénieur Charles-Marie Normand en 1816 : on distingue les trois niveaux ménagés dans la nef ainsi que les coupoles avant leur destruction.
Source : Angers, AD49 2 Y 2, © Région des Pays de la Loire.

Cependant, l’exemple du Mont-Saint-Michel, où les détenus travaillent dans la « salle des chevaliers » et le « réfectoire », montre aussi qu’il n’existe pas de déterminisme des lieux et des fonctions qui leur sont assignées. De nouvelles fonctions peuvent leur être attribuées parce que d’autres rationalités, telles que la place disponible, le décorum ou encore le souci d’économie jouent dans la transformation des espaces de l’enfermement. À Fontevraud, l’église de la Madeleine, délabrée et considérée comme trop excentrée, devient un temps un magasin de matériaux.

En outre, les lieux carcéraux changent de fonction au gré de leurs affectations successives. Ainsi la maison de détention et de travail de Fontevraud, ouverte en 1814 pour neuf départements, devient en 1817 maison de force et de correction pour 19 départements. Il faut donc gagner de la place afin d’aménager ateliers, dortoirs et réfectoires pour les nouveaux détenus et utiliser au maximum les potentialités offertes par les volumes existants. Dans la nef de l’église, où trois niveaux ont été construits dans les années 1800-1810, on détruit les coupoles pour pouvoir aménager un nouvel atelier dans les combles.

Fontevraud, dortoirs aménagés sous les voûtes de l’église abbatiale, fin 19e siècle.
Source : Cl. P. Giraud ® Région des Pays de la Loire © CCO.

Les accidents génèrent également des changements d’affectation, comme le montre l’exemple du Mont-Saint-Michel frappé par un incendie en 1834. D’après le rapport du préfet de la Manche adressé au Ministre de l’Intérieur, la salle dite « des chevaliers », qui était un atelier en 1817, est décrite comme étant alors « la cuisine des détenus ordinaires » ; de même, les chapelles, dont le « rez-de-chaussée servait de dortoir, et l’étage supérieur d’atelier et de magasin, [sont] aujourd’hui […] employées comme ateliers » (AN F 16/410).

En définitive, alors que les fonctions attribuées aux lieux dans les abbayes sont souvent immuables, dans les prisons, elles changent fréquemment, au gré des réaménagements et à mesure que le nombre ou la nature des détenus évoluent.