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5. Église

Détruire - (re)construire

5.4Transformations plurielles

Clairvaux illustre la transformation d’une abbaye en prison qui aboutit à la destruction de l’église. Fréquente à l’époque moderne dans les pays protestants, la conversion des monastères en prisons l’est davantage encore au 19e siècle. Pourtant, ce n’est qu’un type de transformation spatiale possible parmi beaucoup d’autres.

Les premières réutilisations des bâtiments monastiques interviennent au 16e siècle, lorsque la Réforme s’impose en Angleterre, dans l’espace germanique et en Suisse. Les anciens ordres religieux sont alors dissous et les monastères, couvents et prieurés abandonnés. Leurs bâtiments sont démantelés ou bien affectés à de nouveaux usages : églises paroissiales, comme à Holm Cultram, abbaye cistercienne anglaise dont l’église était, dès avant la dissolution, partagée entre moines et fidèles ; demeures aristocratiques, comme à Himmelkron, ancien couvent transformé vers 1590 en résidence de campagne pour les princes de Brandebourg-Bayreuth ; hôpitaux, comme l’abbaye d’Haina en Hesse, qui devient en 1533 un hôpital fondé par le pouvoir territorial ; granges à usage agricole ou encore lieux de stockage, comme l’ancienne chartreuse de Londres qui accueille, en 1542, costumes et accessoires de l’office royal des divertissements, ensuite entreposés aux Blackfriars, l’ancien couvent dominicain, puis dans l’ancien prieuré des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem en 1560.

Himmelkron en Franconie
Abbaye cistercienne transformée en château après la Réforme, puis en asile pour « jeunes femmes démentes » à la fin du 19e siècle. Il sert encore aujourd’hui de foyer pour handicapés.
Source : Wikipedia/Peter Braun74.

En France, la Révolution entraîne la suppression d’un grand nombre de monastères et la réaffectation de certains en prisons. Vers 1860, 13 des 28 maisons centrales se situent ainsi dans d’anciennes abbayes. En Prusse, à la fin du siècle, c’est le cas de 14 des 49 prisons du pays.

La transformation des abbayes en prisons n’est pas toujours immédiate. Clairvaux sert d’abord de manufacture de verre avant que l’État ne rachète les bâtiments pour y installer une maison centrale en 1808. Le monastère d’Aniane, vendu à la Révolution, accueille successivement une usine textile, une maison de force, une colonie pénitentiaire pour mineursColonie pénitentiaire : en France, établissement pénitencier pour mineurs, apparu dans la première moitié du 19e siècle, visant à punir ou redresser moralement les mineurs délinquants en les séparant des adultes, à les éduquer ou les rééduquer en leur apprenant un métier. La première colonie agricole pénitentiaire pour enfants a été fondée en 1839 à Mettray, près de Tours. La loi du 5 août 1850 sur l’« éducation et le patronage des jeunes détenus » officialise et généralise les colonies pénitentiaires, qualifiées en fonction de leur vocation : agricoles, industrielles (Aniane), horticoles (Ajaccio) ou encore maritimes (Belle-Île-en-Mer). , un institut public d’éducation surveillée et enfin un centre de rétention administrative. La fonction industrielle, puis pénitentiaire a provoqué de nombreuses modifications du site : construction d’ateliers dans les jardins, aménagement d’une vaste « cour d’honneur », flanquée de deux nouvelles ailes construites au milieu du 19e siècle.

Quant à l’abbaye augustine de Waldheim, en Saxe, elle connaît diverses affectations sur une durée plus longue encore. Installée en 1404 dans une ancienne forteresse, l’abbaye est dissoute à la suite de la Réforme. En 1588, le prince-électeur la transforme en relais de chasse. Au cours de la guerre de Trente Ans au 17e siècle, il est dévasté et devient inhabitable. Pendant quelques années, il abrite une manufacture de papier peint. Enfin, en 1716, une maison de discipline (ZuchthausZuchthaus (« maison de discipline », pluriel Zuchthäuser) : dans l’espace germanique s’établissent au 17e siècle, à l’instar des Bridewells anglais et des Tuchthuizen hollandaises, de nouveaux établissements d’enfermement qui internent les populations errantes (mendiants et vagabonds), les petits criminels et autres fauteurs de trouble (prostituées, ivrognes, etc.). Les enfants abandonnés ou internés à la demande de leurs parents ainsi que les malades psychiques et physiques y sont également placés, ce qui inscrit ces institutions dans la tradition des hospices et hôpitaux médiévaux.) s’y installe. Si certains éléments spatiaux sont réutilisés (mur d’enceinte, portail d’entrée, église et grandes salles, transformées en ateliers ou réfectoires), de nombreux aménagements sont nécessaires : grilles aux fenêtres, « colonne de punition » au milieu de la cour, immeubles pour loger les reclus. Enfin, certains éléments sont supprimés, comme les sculptures en bronze représentant des scènes de chasse.

Maison de discipline de Waldheim, 18e siècle
La gravure représente l’enterrement d’un détenu. Elle souligne le passé princier de cette maison de discipline (façades décorées, imposante porte d’entrée, tourelles, drapeaux…).
Source : Beschreibung des Chur-Sächsischen allgemeinen Zucht= Waysen= und Armen=Hauses, welches Se. Königl. Maj. in Pohlen und Churfl. Durchl. zu Sachsen […] in […] Waldheim Anno 1716. allergnädigst aufrichten lassen, 1726. Dresde, Sächsische Landes- und Universitätsbibliothek/Deutsche Fotothek.

D’autres reconversions sont possibles. De même que les abbayes désaffectées ne connaissent pas toutes un destin carcéral (en Suisse, en 1895, seules neuf des 202 prisons sont installées dans d’anciens monastères), de même les prisons de l’ensemble de l’Europe sont aménagées dans divers types de bâtiments : outre les monastères, châteaux, forteresses, tours de guet et portes d’enceinte, fabriques et greniers urbains, hôpitaux et écoles en accueillent. Ainsi, le château de Cadillac est transformé en 1818 en maison centrale de force et de correction pour femmes, puis en « école de préservation pour jeunes filles » en 1891. Après fermeture, en 1952, et restauration, il devient propriété des monuments historiques de France.

Château de Cadillac, 19e siècle
Le château de Cadillac, maison centrale au 19e siècle.
Source : Gravure de Léo Drouyn, 1846. Bordeaux, Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel.

Après une vie carcérale plus ou moins longue, ces bâtiments sont souvent affectés à d’autres usages et de nouveau transformés. Le Käfigturm à Berne, porte et tour d’enceinte de la ville du 17e siècle, sert de prison de détention provisoire jusqu’en 1897, avant de devenir une réserve pour les archives cantonales. Depuis les années 1980, il est utilisé comme centre d’exposition et de conférences du gouvernement fédéral suisse. De la période carcérale ont été conservés les barreaux aux fenêtres et les portes de cellules.

À l’image du Käfigturm se pose aujourd’hui la question de la reconversion et de l’éventuelle patrimonialisation de ces lieux – en préservant ou non la mémoire de leurs différents usages au fil du temps.

Le Käfigturm, porte-tour de Berne
Prison municipale, puis réserve des archives cantonales et enfin centre culturel et d’information.
Source : Wikimedia Commons/Taxiarchos228.