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5. Église

Détruire - (re)construire

5.5Conserver, restaurer, patrimonialiser

Souvent remaniées au cours de leur histoire, les abbayes françaises changent de statut à la Révolution. Désacralisés, vendus comme biens nationaux, transformés en carrière de pierre ou affectés à d’autres usages (agricole, militaire, carcéral), leurs bâtiments sont parfois détruits au 19e siècle, comme l’église de Clairvaux, et souvent réaménagés. Cependant, durant la même période, les édifices du passé commencent à être mis en valeur dans le cadre d’un phénomène nouveau : la patrimonialisation.

Bien souvent, lorsque l’administration pénitentiaire quitte les abbayes-prisons, choix est fait de conserver ou de restituer la mémoire du passé monastique au détriment du passé carcéral, assurément moins chatoyant. Ainsi, en 1835, lorsque l’abbaye bénédictine de Payerne, en Suisse, est transformée en prison de district, deux séries de fenêtres supplémentaires sont percées sur les murs extérieurs de la tour Saint-Michel. En 1937, après la fermeture de la prison, une réfection complète de l’abbaye, devenue « monument historique d’importance nationale », est entreprise : les fenêtres percées un siècle plus tôt sont alors rebouchées.

Ces choix patrimoniaux aboutissent parfois à créer de toutes pièces décors et mises en scène : ajout d’une flèche néogothique et d’un archange au Mont-Saint-Michel en 1897 ; installation arbitraire des sculptures funéraires (gisants) des rois de la dynastie des Plantagenêts dans la nef de l’église de Fontevraud, transformée en un grand volume vide privé de tout mobilier, par exemple.

Le passé carcéral du 19e siècle n’est qu’évoqué dans le parcours de visite du Mont-Saint-Michel, inscrit au titre des Monuments Historiques en 1874 et qui attire des foules toujours plus nombreuses depuis le début du 20e siècle. Cette « amnésie patrimoniale », qui touche nombre d’abbayes-prisons françaises, renvoie à une conception du passé qui doit être « utilisable » pour mériter d’être gardé en mémoire (Hayden White, « Le passé utilisable », 2017). Si le passé carcéral suscite davantage l’intérêt aujourd’hui – comme à Fontevraud, depuis une dizaine d’années – il demeure un sujet sensible parce qu’il renvoie aux débats actuels sur la peine de prison et les conditions de vie carcérale, notamment. Les monastères, qui ne font plus guère écho à notre quotidien, sont assurément plus propices aux valorisations contemporaines que les prisons du 19e siècle.

Visiteurs au Mont-Saint-Michel, 1922
Escalier montant à l’abbaye. La foule témoigne du grand intérêt du public pour le site.
Source : Photographie de presse, agence Rol. gallica.bnf.fr / BnF.

À Clairvaux, le processus de patrimonialisation est tardif et partiel, ce qu’explique la présence ininterrompue de la prison au cœur du complexe monastique depuis le début du 19e siècle, et les bouleversements spatiaux qu’elle a induits.

Depuis les années 1970, l’administration pénitentiaire a abandonné une bonne partie des bâtiments historiques. Les phases successives de restauration manifestent depuis la sourde concurrence des mémoires. Le bâtiment des convers, construit au 12e siècle et dont la restauration s’est achevée en 2013, ne porte ainsi plus aucune trace de son affectation comme quartier des hommes et femmes condamnés par les tribunaux correctionnelsTribunaux criminels et correctionnels : en vertu du Code pénal de 1791, les infractions sont divisées en crimes et délits ; le Code pénal de 1810 y ajoute les contraventions. À cette hiérarchie des infractions correspondent trois niveaux de peines : peines criminelles (réclusion, travaux forcés, déportation, peine de mort), correctionnelles (emprisonnement jusqu’à cinq ans) et de police (amendes ou emprisonnement jusqu’à cinq jours). Les crimes sont jugés par des tribunaux criminels, les délits par les tribunaux de police correctionnelle. La loi du 20 avril 1810 sur l’organisation des tribunaux transforme les tribunaux criminels en cours d’assises. Dans les maisons centrales, les condamnés par tribunaux criminels et les condamnés par voie de police correctionnelle doivent être séparés., puis comme prison de femmes avec ses ateliers : « la restitution de la pureté de l’architecture cistercienne médiévale a été privilégiée » écrit d’ailleurs l’architecte en charge des travaux.

En revanche, la restauration du réfectoire/chapelle, achevée en 2015, est le résultat d’un compromis visant à concilier la double mémoire du lieu. Rendu à son état du 18e  siècle, le réfectoire des moines garde une trace discrète, mais éloquente, de l’emplacement des tribunes construites au 19e  siècle, lors de sa transformation en chapelle des prisonniers.

Réfectoire-chapelle de Clairvaux
Réfectoire des moines de Clairvaux du 18e siècle transformé en chapelle des prisonniers en 1814, après la restauration achevée en 2015. On distingue, à droite et à gauche, les traces, laissées visibles, des structures portant les tribunes pour les prisonniers, l’autel, au fond, et à droite de celui-ci, la porte ouvrant sur les cuisines du monastère.
Source : © Photo Thomas Salva / Lumento.
Réfectoire-chapelle de Clairvaux : parti-pris de restauration
Traces des anciennes tribunes des prisonniers dans le réfectoire-chapelle, après la restauration achevée en 2015. Ces tribunes ont été édifiées pour y placer les détenus lors des offices religieux.
Source : © Photo Thomas Salva / Lumento.

À l’heure actuelle, la conservation des murs de clôture et des miradors, liés à l’usage pénitentiaire, semble actée. Mais la fermeture de la maison centrale est annoncée pour 2022 et des bâtiments carcéraux, construits au début des années 1970, ont été détruits entre août et novembre 2017. Quel sera l’avenir réservé à Clairvaux, site unique en son genre puisqu’il conserve les traces de sa double vocation d’abbaye et de prison ?