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6. Dortoir

Séparer - discriminer

6.4 Enfermement collectif ou cellulaire en prison

Avec la réforme pénitentiaire du 19e siècle, le débat sur l’enfermement collectif ou cellulaire est relancé. Les prisonniers de Clairvaux, d’abord enfermés des cellules collectives durant la nuit, sont ensuite placés dans des « cages à poule » individuelles. Pourtant l’enfermement cellulaire est loin de s’imposer partout.

Sous l’Ancien Régime, hormis de rares exceptions (par exemple, la prison cellulaire San Michele, à Rome, ouverte en 1704 pour les jeunes délinquants), le régime de détention est collectif. Seuls les condamnés à mort et les détenus punis pour indiscipline sont placés dans des espaces individuels, les cachots. Dans le dernier tiers du 18e siècle, certains philanthropes (John Howard en Angleterre, Heinrich Balthasar Wagnitz en Allemagne) critiquent la promiscuité, selon eux dangereuse et inhumaine, de l’enfermement collectif.

Ces réflexions conduisent à repenser profondément la peine de prison à laquelle on assigne de nouveaux objectifs : rééduquer et amender les délinquants afin d’éviter la récidive. À cet effet, les réformateurs proposent, entre autres, de classer les détenus, un processus qui conduit notamment à la réclusion individuelle en cellule. Le modèle de la cellule monastique les intéresse particulièrement en raison de sa dimension religieuse – la solitude de la cellule favorisant le contact avec Dieu et l’amendement –, et de sa dimension punitive puisqu’elle permet d’isoler les détenus récalcitrants comme auparavant les moines turbulents.

Enfermement collectif de femmes, Bridewell de Londres (début 19e siècle)
Source : Rudolph Ackermann (dir.), Microcosm of London, Londres, 1808-1810, planche 12.

Deux modèles de détention individuelle sont alors proposés : l’isolement total dans des cellules ou l’isolement exclusivement pendant la nuit. Le premier modèle est appelé « modèle pennsylvanien » parce que pratiqué pour la première fois vers 1790 dans la prison de Walnut Street à Philadelphie, en Pennsylvanie, sous l’influence du mouvement religieux des Quakers, et au Eastern State Penitentiary, dans la même ville. Le second modèle est appelé « modèle auburnien » parce que développé dans les années 1820 dans la prison d’Auburn (État de New York) : les détenus sont seuls la nuit, tandis qu’ils travaillent ensemble le jour, afin de se prémunir des effets néfastes de la solitude sur leur santé. Les partisans de l’un ou l’autre modèle (par exemple, en France, Alexis de Tocqueville, favorable à l’isolement total des détenus, et Charles Lucas, partisan de l’encellulement nocturne) s’affrontent à travers de nombreux ouvrages.

Autour de 1840, l’enfermement cellulaire s’impose en Europe dans les prisons nouvellement construites : la prison de Pentonville, bâtie près de Londres en 1842, est considérée comme le nouveau standard de l’architecture carcérale, imité à Bruxelles en 1848, à Berlin en 1849, à Madrid en 1877 ou encore à Lisbonne en 1880.

Cellule dans la prison de Pentonville, 19e siècle
Vues d’une cellule d’après les plans de l’architecte Joshua Jebb. Les détenus y vivent jour et nuit. Servant de lieu de vie et de travail, les cellules sont dotées d’équipements modernes : toilettes et lavabo, chauffage collectif, éclairage au gaz et sonnette pour appeler en cas d’urgence.
Source : Report of the Surveyor-General of Prisons on the construction, ventilation, and details of Pentonville Prison, Londres, 1844, planche 8.

Dans la plupart des établissements cependant, on est contraint de « bricoler ». Les contraintes financières et matérielles imposent souvent aux administrations pénitentiaires de se contenter de formes mixtes : enfermement cellulaire pour quelques détenus, notamment à des fins disciplinaires, et enfermement collectif pour les autres, comme le montre l’exemple de la maison de travail (Arbeitshaus) de Zwickau en Saxe.

La conjoncture politique pèse également sur l’adoption ou pas de l’enfermement cellulaire. En France, les tensions sociales des années 1830 ont pour conséquence de durcir la politique pénitentiaire, qui vise à rendre le régime carcéral « plus afflictif et redoutable ». La circulaire Gasparin de 1836 rend ainsi obligatoire le système cellulaire pour toute nouvelle construction, ce dont témoigne la Petite Roquette, établissement parisien ouvert la même année. La politique du « tout cellulaire » est cependant abandonnée sous le Second Empire qui voit le retour des quartiers et dortoirs communs (circulaire Persigny, 1853). La prison de la Santé à Paris symbolise l’éclecticisme carcéral : ouverte en 1867, elle combine un quartier « philadelphien » d’isolement total et un quartier « auburnien » d’isolement uniquement nocturne. En 1869, 52 prisons départementales françaises sont cellulaires, 35 partiellement cellulaires ; 150 séparent les détenus par quartiers et 140 proposent des régimes mixtes. La loi de 5 juin 1875 réaffirme le principe de l’enfermement individuel dans les prisons départementales, mais elle n’est pas suivie de beaucoup d’effets, notamment pour des raisons financières. À Clairvaux, par exemple, l’enfermement cellulaire n’est introduit que partiellement à la fin du 19e siècle avec les « cages à poules ».