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7. Cloître

Circuler

7.2 Se déplacer en prison

Lorsque l’abbaye de Clairvaux devient maison centrale au début du 19e siècle, le jardin du grand cloître est converti en cour de promenade. Au sein de cet espace, comme plus généralement dans les lieux d’enfermement punitifs contemporains, les déplacements des détenus sont étroitement contrôlés, ce qui contraste avec les mouvements moins contraints observés dans les prisons anciennes.

À l’intérieur des prisons médiévales, la plupart des prisonniers peuvent aller et venir de façon relativement libre. Seuls les détenus soupçonnés ou convaincus de crimes sont strictement enfermés, voire attachés. Les prisons et autres lieux d’enfermement des 17e-18e siècles ressemblent, quant à eux, à de véritables ruches, tant les déplacements individuels peuvent y être peu contraints.

Ainsi, au 18e siècle, dans la maison de discipline de Waldheim, en Saxe, les détenus se déplacent constamment pour accomplir les tâches qui leur incombent : certains travaillent comme domestiques chez les officiers de l’établissement, d’autres à la boulangerie ou à la brasserie, d’autres encore aux champs. Ces allées et venues leur fournissent l’occasion de parler entre eux, de se livrer au troc, voire d’entretenir un commerce charnel, ce dont les administrations des établissements se plaignent fréquemment.

Il serait néanmoins exagéré de considérer ces circulations comme le signe d’une vie quasiment libre à l’intérieur des lieux d’enfermement. En effet, les mouvements collectifs sont méticuleusement fixés par les emplois du temps. À Waldheim, tous les résidents se lèvent à 4 heures en été et à 5 heures en hiver, s’habillent et nettoient leur chambre sous le regard attentif des gardiens, qui les accompagnent ensuite aux ateliers, à l’église, puis au petit-déjeuner.

Cohortes de résidents, maison de discipline de Waldheim, 18e siècle
Avant de se rendre à l’église, les résidents sont regroupés en cohortes dans la cour. Les gardiens, munis de bâtons, veillent au maintien de la discipline.
Source : Beschreibung des Chur-Sächsischen allgemeinen Zucht= Waysen= und Armen=Hauses, welches Se. Königl. Maj. in Pohlen und Churfl. Durchl. zu Sachsen […] in […] Waldheim Anno 1716. allergnädigst aufrichten lassen, 1726. Dresde, Sächsische Landes- und Universitätsbibliothek/Deutsche Fotothek.

Le contrôle se renforce au 19e siècle lorsque l’espace carcéral ambitionne de fixer des personnes dans un but punitif. La crainte de l’évasion, de la sédition, de l’oisiveté et plus généralement du désordre explique le soin avec lequel sont organisés les déplacements quotidiens entre les lieux carcéraux (dortoir, atelier, réfectoire, chapelle, cour de promenade).

Les règlements de prisons déterminent non seulement les déplacements des détenus commandés par les besoins de l’institution, mais aussi les comportements et attitudes corporelles attendus. Celui de la maison centrale de détention d’Eysses précise en 1833 que « la descente dans les cours doit se faire avec ordre en silence, les détenus doivent se mettre sur deux rangs, le même ordre doit exister pour entrer dans les ateliers. La même mesure est prescrite pour l’entrée et la sortie des tribunes de la chapelle… il est expressément défendu aux détenus de vaguer dans la maison pendant les heures des travaux » (AN F 16/108).

Le règlement de Riom indique : « Lorsqu’un détenu sortira de l’atelier, soit pour ses besoins naturels, soit pour tout autre motif, il ne pourra s’arrêter dans les corridors, dortoirs, cours et autres ateliers, ni demeurer absent au-delà du temps nécessaire pour l’objet qui aura motivé sa sortie » (AN F 16/108, sans date).

La régulation des flux carcéraux, qu’ils soient collectifs ou individuels, nécessite de multiples travaux pour adapter les bâtiments aux circulations et aux impératifs de séparation et de surveillance des détenus. Ainsi, à Clairvaux en 1817, après l’ouverture du quartier des criminels (la « grande détention »), qui vient s’ajouter au quartier des « correctionnelsVoir Tribunaux criminels et correctionnels : en vertu du Code pénal de 1791, les infractions sont divisées en crimes et délits ; le Code pénal de 1810 y ajoute les contraventions. À cette hiérarchie des infractions correspondent trois niveaux de peines : peines criminelles (réclusion, travaux forcés, déportation, peine de mort), correctionnelles (emprisonnement jusqu’à cinq ans) et de police (amendes ou emprisonnement jusqu’à cinq jours). Les crimes sont jugés par des tribunaux criminels, les délits par les tribunaux de police correctionnelle. La loi du 20 avril 1810 sur l’organisation des tribunaux transforme les tribunaux criminels en cours d’assises. Dans les maisons centrales, les condamnés par tribunaux criminels et les condamnés par voie de police correctionnelle doivent être séparés. », on s’aperçoit vite que la surveillance et la séparation des diverses catégories de condamnés sont prises en défaut lors des déplacements quotidiens (AN F 16/324). D’où la nécessité d’aménager de nouvelles clôtures internes (grilles) afin de réguler les déplacements groupés des détenus et d’empêcher les déplacements non autorisés.

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Encadrer les déplacements des détenus à Clairvaux
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La promenade quotidienne, généralement d’une durée de deux heures, est l’un des déplacements les plus attendus par les détenus. Leur séparation en plusieurs catégories d’âge, de sexe et de statut juridique, maintenue lors de cette promenade, impose des aménagements spatiaux. À Clairvaux, plusieurs cours de promenade, appelées « préaux », sont ainsi instituées entre les divers bâtiments et dans l’ancien jardin du grand cloître, dit « préau central » : des murs sont construits afin de le subdiviser en quatre cours.

Cours de promenade, maison centrale de Clairvaux, 1825
Le plan indique les différentes cours de promenades (« préaux ») et la subdivision du « préau » de la « grande détention des hommes » en quatre cours.
Source : Troyes, ADA 2 Y 7.

Pourtant, en 1829, l’administration, qui envisage des travaux pour assainir le préau central, demande la suppression des murs « qui le divisent en quatre petites cours malsaines où la surveillance est fort difficile ». La création d’un kiosque de 25 à 30 latrines « au milieu du grand préau » est également envisagée, qui devrait être « construit de manière à pouvoir être inspecté facilement ». Le conseil des bâtiments civils ne partage pas cet avis et rejette le projet : outre des problèmes d’hygiène, « il aurait de plus l’inconvénient de masquer la vue et de s’opposer à l’inspection et à la surveillance ». Les préaux de promenade des détenus sont donc maintenus (AN F 16/400).

Projet de kiosque de latrines, ancien grand cloître de Clairvaux, 1829
Coupe et élévation d’un projet de kiosque de latrines dans le préau central de la prison des hommes, 6 février 1829.
Source : Pierrefitte-sur-Seine, AN F 16/400.
Projet de kiosque de latrines, ancien grand cloître de Clairvaux, 1829
Coupe, plan et élévation du kiosque dans le préau central de la prison des hommes, ancien grand cloître de Clairvaux, 6 février 1829.
Source : Pierrefitte-sur-Seine, AN F 16/400.

Dans les maisons centrales françaises, la promenade dans ces « préaux » se fait sous surveillance constante, en rangs et en silence à partir de l’arrêté Gasparin de 1839. À Clairvaux, où des latrines ont finalement été installées au centre du préau du « grand cloître », cette règle était encore en vigueur dans les années 1960.

LECTURE
La promenade à Clairvaux 
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Dans les prisons contemporaines, le temps de promenade reste l’un des plus prisés par les détenus. Si la ronde n’est plus prescrite, on constate que la marche ou le footing en tournant en rond demeure souvent l’activité principale.