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7. Cloître

Circuler

7.4 Dialectique du mouvement

Les hauts murs du cloître de Clairvaux, fermé sur quatre côtés, symbolisent la claustration du moine comme du détenu. En effet, tout enfermement fixe dans des espaces délimités celui qui le choisit librement ou le subit. Si, de prime abord, monastères et prisons apparaissent comme des lieux figés, ils impliquent cependant des mouvements organisés, contraints et rythmés selon les moments de la journée : déplacements vers l’église, le réfectoire, le dortoir ou encore les lieux de travail… Nécessaire à ces institutions, le mouvement revêt cependant des valeurs contradictoires.

Dans la culture chrétienne médiévale, le mouvement a une signification négative. Participant du transitoire, de l’instable, du terrestre, il caractérise l’homme de chair et l’agitation du vice. Inversement, l’immobilité et les gestes suspendus et mesurés sont des signes de perfection et de souveraineté, dont témoignent les miniatures médiévales représentant abbés et moines.

Les moines promettent la stabilité, c’est-à-dire de rester leur vie durant attachés à leur monastère, pour gagner le salut par une vie commune et réglée de prières et de privations. Au contraire, les religieux vagabonds, dit gyrovagues, mettent en péril le salut de leur âme en errant d’un monastère à l’autre.

Cependant, la promesse de stabilité faite par les religieux ne signifie pas absence de mouvement : les moines se déplacent à l’intérieur du monastère et peuvent, sous certaines conditions, sortir de la clôture.

Règles et coutumes monastiques encadrent strictement ces déplacements et cherchent à discipliner les mouvements du corps : arraché au sommeil plusieurs fois par nuit pour les prières à l’église, le corps est astreint au travail, fouetté et meurtri pour expier les fautes. Siège du péché originel, le corps est également considéré comme porteur du salut. Pour les chrétiens, le Christ s’est fait chair et a assumé pleinement son humanité jusqu’à la tentation, la souffrance et la mort. À son image, les moines peuvent se racheter par des gestes de charité et de repentir. Les moindres mouvements sont donc encadrés et placés sous le double regard de Dieu et des autres moines : le religieux doit garder le silence ou parler avec retenue, éviter de rire et de pleurer.

LECTURE
Contrôle du corps et des gestes dans le monastère
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Au 13e siècle, le coutumier bénédictin d’Eynsham, en Angleterre, va même jusqu’à enseigner aux novices la manière de se comporter si, durant la prière, la morve coule de leur nez et s’ils sont pris d’une quinte de toux... Leurs mouvements ne doivent en rien perturber le strict ordonnancement dans l’église.

Le salut individuel du moine passe par la fusion de ses gestes dans les mouvements collectifs et ordonnés de la communauté : la règle de Benoît prescrit ainsi qu’aux repas, « que tous disent ensemble ce verset, prient et s’assoient à table en même temps » (chapitre 42).

Moines trappistes se rendant au travail, début 20e siècle
L’abbé cistercien ouvre la marche, suivi des moines en file indienne. L’abbaye des Dombes est fondée en 1863, dans le contexte de restauration des monastères dont nombre ont disparu à la Révolution française. Les moines y ont notamment travaillé à l’assèchement des marais.
Source : Carte postale, Bourg-en-Bresse, AD Ain 5 Fi 299/0029.

Dans l’univers carcéral contemporain, l’enfermement vise moins le salut, si essentiel dans les monastères et les établissements clos de l’époque moderne, que la réintégration du condamné à la société. Ordre, ponctualité, respect des hiérarchies sociales sont des exigences auxquelles il convient de répondre par un travail sur le corps. Aussi, tout en encadrant le plus strictement possible les déplacements des prisonniers et en réprimant toute déambulation illicite, la prison du 19e siècle pousse au mouvement, mais un mouvement dompté et encadré.

Certaines théories pédagogiques, comme celle de l’« homme machine », préconisent de vaincre l’oisiveté, la débauche et l’amoralité en apprenant au corps à se mouvoir correctement. L’amendement des prisonniers passe par conséquent par le fait de se tenir droit à l’église, par l’apprentissage des manières de table, l’interdiction de chanter, de siffler ou de faire des plaisanteries, une façon militaire de saluer les supérieurs hiérarchiques, et par des exercices mille et une fois répétés. Dans les prisons saxonnes, vers 1840, les détenus traversent ainsi tous les jours l’enceinte de l’établissement en colonnes, en respectant scrupuleusement une fréquence de cent pas par minute.

Ronde des prisonniers, 1890
Vincent Van Gogh, d’après une gravure de Gustave Doré.
Source : Moscou, Musée des beaux-arts Pouchkine.

Fixer et se mouvoir ne sont donc pas deux valeurs antinomiques de l’enfermement, mais l’avers et le revers d’une même médaille. Ainsi, les circulations du moine fixé dans son monastère visent à le rapprocher de Dieu ; et les mouvements du prisonnier, cantonné lui aussi dans un espace strictement limité, servent à son intégration dans une société bourgeoise qui fait de la maîtrise du corps l’un de ses principes de cohésion.