Revenir aux chapitres

8. Quartier disciplinaire

Surveiller - punir

8.2 Punir au monastère

Dès les premiers siècles du Moyen Âge, les monastères sont des lieux d’enfermement punitif non seulement pour les religieux fautifs, mais aussi pour les clercs et les laïcs. Enfermés dans le monastère, les délinquants peuvent également être reclus dans des prisons construites à l’intérieur même de la clôture, de sorte qu’ils se trouvent doublement enfermés. À Clairvaux comme ailleurs, on ignore souvent l’emplacement exact de ces prisons.

Dès le très haut Moyen Âge, les clercs coupables de crimes graves sont parfois envoyés faire pénitence dans les monastères. À partir du 6e siècle, les abbayes sont également des lieux d’enfermement pour les laïcs coupables de crimes, notamment sexuels, et pour les ennemis politiques des pouvoirs royaux. Cette pratique subsiste jusqu’à l’époque moderne, notamment au 18e siècle pour ceux contre lesquels le roi de France émet des lettres de cachet Lettre de cachet : la lettre de cachet contient un ordre du roi, remis sous pli fermé (lettre close) à celui qui doit en assurer l’exécution. Son usage s’amplifie à mesure que se développe le pouvoir royal absolutiste. Utilisées à des fins multiples et dans des domaines variés, les lettres de cachet apparaissent comme un instrument de répression manifestant des prérogatives judiciaires du roi et de ses agents qui en font un usage croissant. Elles sont pourtant souvent établies à la demande des familles ou des voisins de ceux qu’elles visent. Elles portent régulièrement des ordres d’incarcération, sans aucune forme de procès, ce qui leur vaut d’être dénoncées comme abus, particulièrement au 18e siècle..

Par ailleurs, les moines exercent la justice sur les terres dont ils sont seigneurs et enferment parfois les justiciables avant de les juger. Ainsi, en 1259, les bénédictins du prieuré normand de Juziers, dépendant de l’abbaye Saint-Père-en-Vallée de Chartres, rendent la justice dans le cloître et enferment les criminels dans une prison située à proximité de celui-ci : l’archevêque de Rouen, Eudes Rigaud, leur ordonne de la déplacer « hors du lieu saint » parce que la présence des malfaiteurs souille l’espace sacré. Néanmoins, les abbayes continuent d’être utilisées comme lieux de réclusion forcée. Au 17e siècle, un plan de l’abbaye bénédictine de Saint-Thierry (Marne) indique trois lieux d’enfermement destinés aux laïcs : une prison des hommes, une prison des femmes et un cachot qui sépare l’une de l’autre, à proximité de l’église.

Prisons et cachot dans l’abbaye de Saint-Thierry, 17e siècle
Le plan de l’abbaye représente trois lieux d’enfermement subi, situés à proximité immédiate de l’église : deux prisons et un cachot.
Source : Châlons-en-Champagne, AD Marne 13 H 34/38.

Les monastères comportent également des espaces destinés à punir les religieux délinquants. Le premier est la salle capitulaire Salle capitulaire (ou salle du chapitre) : dans une abbaye, lieu où se réunit quotidiennement la communauté religieuse. : moines ou religieuses s’y réunissent pour le « chapitre des coulpes Chapitre des coulpes : lors de la réunion des religieux dans la salle capitulaire, les moines fautifs sont tenus de dénoncer les fautes qu’ils ont commises et celles de leurs confrères.  » lors duquel ils s’accusent de leurs fautes ou sont dénoncés avant d’être corrigés. Ces fautes peuvent être mineures (rire pendant la messe) ou bien plus graves (violence, vol, fornication), le coupable recevant alors des coups de fouet infligés par l’un des moines.

Chapitre des coulpes au monastère Saint-Georges de Boscherville
Réunis dans la salle capitulaire, les moines sont assis sur des bancs tandis que l’abbé siège sur une chaire et ordonne le châtiment de deux religieux, au centre de la salle. L’un est prosterné ; l’autre s’est dénudé afin de recevoir les coups administrés par le moine debout.
Source : Dessin d’E. et H. Langlois, 1822. Rouen, AD Seine Maritime, 6 FI 2, 56.
LECTURE
Le chapitre des coulpes au 10e siècle
00:00
01:35

Aux châtiments corporels des délinquants dans la salle capitulaire s’ajoute leur exclusion provisoire du réfectoire et de l’église. Au cours du Moyen Âge, cette exclusion des bâtiments communautaires est progressivement remplacée par l’enfermement temporaire ou perpétuel dans un lieu isolé : cellule monastique fermée à clef ou prison dans les cas les plus graves.

D’après les statuts des bénédictins mauristes de 1645, la prison sanctionne l’hérésie, la fuite, la violation du vœu de chasteté, la violence et les fautes punies de peine de mort à l’extérieur du monastère (sacrilège, homicide). Enfermés dans une cellule ou en prison, les religieux délinquants sont soumis à un régime alimentaire plus strict, reçoivent des coups de fouet (qu’on appelle « discipline ») et sont parfois entravés par des chaînes. Certains traités juridiques mentionnent même l’usage de la torture (Formularium criminale du franciscain Ludovico Maria Sinistrari de Ameno, en 1693). C’est également dans ces prisons que l'on enferme les religieux frappés de folie.

LECTURE
Le traitement d’un religieux incarcéré
00:00
01:01

Cependant, afin que les prisonniers ne sombrent pas dans le désespoir, l’abbé charge les moines les plus anciens de les soutenir moralement. Les statuts des Trinitaires espagnols du 18e siècle autorisent ainsi la lecture d’ouvrages de dévotion, mais ils interdisent l’écriture. D’après les statuts des Récollets de la province de Lyon (1766), chaque couvent doit être pourvu d’une prison « forte et bien sûre », mais « humaine, saine, non souterraine et éclairée ». Il est toutefois difficile de déterminer l’emplacement exact de ces prisons. Dans les abbayes médiévales cisterciennes (Clairvaux, Noirlac), la prison aurait été située sous l’escalier conduisant du cloître au dortoir. À l’époque moderne, certaines abbayes (chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, couvent des capucins de Vienne), aménagent spécialement la prison afin que les prisonniers puissent suivre l’office sans quitter leur cellule.

Tous les monastères ne disposent pas de prison de ce type. D’autres lieux situés dans l’enclos de l’abbaye (tour, cellier) sont alors utilisés, quand les moines ne recourent pas aux prisons de l’évêque ou de la ville voisine.

Certains ordres religieux centralisent l’accueil des délinquants dans un seul établissement : Saint-Martin de Laon joue ce rôle dans l’ordre de Prémontré à partir de 1502, de même que Prüll aux 17e-18e siècles dans l’ordre des chartreux. Dans la congrégation bénédictine de Saint-Maur, le Mont-Saint-Michel accueille, au 18e siècle, les religieux délinquants les plus endurcis.

On le voit, dès avant leur transformation en prisons au 19e siècle, les abbayes ont pu être des espaces d’enfermement punitif à des fins politiques, judiciaires et disciplinaires.

La prison monastique du Mont-Saint-Michel, 17e siècle
L’abbaye renferme une prison destinée aux moines délinquants de la congrégation de Saint-Maur. La gravure indique son emplacement (« lieu des gardes »), à droite, après la porte du monastère.
Source : Gravure, Monasticon Gallicanum, 1694. Wikimedia Commons.