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9. Infirmerie

Continuités et ruptures

9.2 Continuités

À Clairvaux, certains lieux conservent leur fonction à l’identique lors de la transformation de l’abbaye en maison centrale au 19e siècle. Tel est le cas de l’infirmerie, devenue hôpital carcéral. Cet exemple, parmi d’autres, illustre les continuités dans l’utilisation de lieux monastiques devenus carcéraux.

L’infirmerie de l’abbaye de Clairvaux se situe un peu à l’écart, au nord-est du « grand cloître ». Elle est communément appelée « petit cloître », en raison de sa forme de quadrilatère et du patio à arcades donnant sur un jardin, comme le préconise l’architecture hospitalière lors de sa construction au milieu du 18e siècle. Ce bâtiment est réutilisé par l’administration pénitentiaire pour y soigner des détenus malades, avant d’être désaffecté en 2006. On observe la même réutilisation de l’infirmerie dans d’autres abbayes transformées en maisons centrales, comme par exemple à Fontevraud.

Cour intérieure de l’ancienne infirmerie de Clairvaux, 1892
Source : © RMN-Grand Palais / Alfred-Nicolas Normand

À Clairvaux, l’infirmerie n’est pas le seul dispositif spatial ayant survécu à la transformation de l’abbaye en prison en 1808. Le mur d’enceinte, élément essentiel de la clôture, est ainsi réutilisé, même s’il est maintes fois réparé et rehaussé. Le jardin du « grand cloître » devient cour de promenade des prisonniers jusqu’à son abandon après la mise en service des nouveaux bâtiments carcéraux en 1970-1971.

Les mêmes portes d’entrée divisent le site en deux zones, à l’époque monastique comme carcérale, l’une étant accessible aux personnes extérieures, l’autre pas. Enfin, les logis de l’abbé et du prieur servent encore aujourd’hui de logements et de bureaux à l’administration pénitentiaire. De même, à Fontevraud, le directeur de la prison est installé jusqu’à la fermeture de la prison (1963) dans un appartement de 250 m2 situé dans le palais abbatial, ancien logement de l’abbesse ; et l’ancien cachot de l’abbaye (le « rigoir ») devient le cachot des détenus (le « mitard »).

Ces continuités se manifestent également dans les noms donnés aux bâtiments : par exemple, à Clairvaux, les bâtiments de l’infirmerie, monastique puis carcérale, sont toujours appelés le « petit cloître ».

D’autres appellations construisent parfois des filiations ambigües. Ainsi, le bâtiment appelé « lavoir des moines » a servi un temps de réfectoire aux gardiens. Construit au 16e siècle, puis reconstruit en 1767, il abritait en réalité les moulins et fours de l’abbaye avant que l’administration pénitentiaire n’y installe lavoirs et buanderie, en 1814. Ces continuités d’usages frappent également les détenus.

LECTURE
Clairvaux, de l’abbaye à la prison
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Cependant, les continuités d’usages ne vont pas sans transformations, souvent importantes. Les archives de Clairvaux, de Fontevraud ou encore du Mont Saint-Michel regorgent de projets de travaux, de plans, de devis et de correspondances relatifs aux aménagements que l’administration pénitentiaire locale souhaite entreprendre.

Un exemple parmi d’autres concerne les lieux dévolus au repos. À Clairvaux, les moines du 18e siècle disposaient de luxueux appartements dans les ailes du grand cloître. Ces appartements sont convertis en dortoirs pour les prisonniers au 19e siècle. Cependant, afin d’accroître la surface d’occupation, un entresol est créé entre le rez-de-chaussée et le 1er étage et les murs sont abattus.

Création d’un entresol, maison centrale de Clairvaux, 19e siècle
Vue en coupe d’une aile du grand cloître par l’architecte Silvestre, 1825. On y observe la subdivision du rez-de-chaussée par un entresol, ce qui permet la construction de deux dortoirs dans chaque ancien appartement.
Source : Troyes, ADA 2 Y 8.
Loger des détenus en grand nombre, maison centrale de Clairvaux, 1832
Plan de l’entresol et du 1er étage de la prison des hommes : en jaune, les murs à démolir pour agrandir la surface dédiée aux dortoirs des détenus.
Source : Pierrefitte-sur-Seine, AN F16/400.

Paradoxalement, la transformation des abbayes en prisons et leur utilisation en tant que lieux d’incarcération au 19e siècle, voire au 20e siècle, ont permis, au prix de certains aménagements, la conservation de plusieurs bâtiments sans doute voués à la ruine et à la destruction dans un autre contexte.

Les devis et plans attestent de la volonté de certains architectes et ingénieurs de préserver, voire d’imiter l’architecture monastique. En 1805, la Description du projet proposé pour une maison de correction à établir dans les bâtiments de Fontevraud indique que « dans toutes les reprises, raccordements et réparations, l’entrepreneur sera tenu de conserver les formes et l’ordonnance primitive, ainsi que la similitude dans le genre de la construction et l’assemblage des matériaux ». Le grand contrefort occidental de l’aile sud du Grand Moûtier (ancien monastère des femmes) est ainsi érigé à l’identique des autres contreforts construits au 16e siècle.

De même, à Clairvaux, l’entresol construit dans le grand cloître en 1814 reprend le dessin originel du dallage du rez-de-chaussée datant du 18e siècle, notamment dans sa partie centrale qu’on appelle communément le « pas de l’abbé ».

Imiter l’architecture monastique
Dallage de l’entresol du grand cloître. La disposition des dalles centrales reprend à l’identique le motif du sol du rez-de-chaussée. Ce tracé indiquerait le cheminement de l’abbé (« pas de l’abbé ») au centre de la galerie.