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9. Infirmerie

Continuités et ruptures

9.3 Ruptures

Si l’infirmerie de l’abbaye de Clairvaux devenue infirmerie de la maison centrale témoigne d’une certaine continuité, la transformation d’une abbaye en prison se fait généralement au prix de discontinuités, voire de véritables ruptures dans les usages de l’espace clos.

Au début du 19e siècle, l’État français investit les abbayes vidées de leurs moines lors de la Révolution. Il y aménage des lieux adaptés à la peine de prison, devenue la principale manière de punir. Cette évolution impose de loger dans chacun des anciens monastères des centaines, voire des milliers de détenus (hommes, femmes et parfois enfants). Et le rôle fondamental assigné au travail entraîne de profonds réaménagements, notamment l’installation d’ateliers de travail dans les anciens enclos monastiques.

Un atelier de travail, maison centrale de Clairvaux, 1931
La menuiserie est aménagée dans l’un des bâtiments voûtés de l’ancienne abbaye.
Source : © Henri Manuel / Fonds Manuel / ENAP – CRHCP, M-28-047.

Dans l’abbaye de Saint-Nicolas de Melun, dès 1807, les différents lieux monastiques sont affectés à de nouvelles fonctions carcérales, souvent sans rapport avec leur destination première. Il est prévu que l’église et le chœur des religieuses soient convertis en atelier de lainage, la sacristie en cachots, le réfectoire en prison des hommes…

Transformation de l’abbaye de Saint-Nicolas de Melun en prison, 1807
L’architecte a indiqué, en noir, les lieux monastiques et, en rouge, leur nouvelle affectation carcérale : par exemple, l’« église de Saint-Nicolas » devient l’« atelier de lainage pour les hommes »
Source : Pierrefitte-sur-Seine, AN F 16/105.

Souvent, les travaux mutilent amplement les bâtiments monastiques, comme le montre l’exemple de Fontevraud. En 1806, lorsque le projet de transformation de l’abbaye en prison prend forme, les bâtiments sont déjà très délabrés après avoir été abandonnés par les religieux et religieuses en 1791-1792. Les pillages et les activités d’un salpêtrier ont affaibli les structures. Le monastère des hommes (Saint-Jean-de-l’Habit) est démoli et devient cimetière paroissial.

L’église de Fontevraud ainsi que les ailes sud et est de l’ancien monastère des femmes (Grand Moûtier) subissent de profondes modifications pour être adaptées à leur nouvelle fonction carcérale (sûreté, hygiène, travail). L’ingénieur Charles-Marie Normand conserve le mur de clôture à des fins d’économie, mais procède à l’équarrissement de l’enclos monastique, en détruisant tous les bâtiments adossés à ce mur. De plus, un mur et un chemin de ronde sont construits pour enceindre l’église, le Grand Moûtier et son cloître et les bâtiments attenants.

Transformation de l’abbaye de Fontevraud en prison, 1817
En jaune, les bâtiments devant être détruits, en grisé les bâtiments de l’abbaye préservés et en rouge, les nouvelles constructions, dont le mur et chemin de ronde.
Source : Pierrefitte-sur-Seine, AN F 16/409.

Les espaces sont divisés afin de séparer les catégories de détenus en fonction de leur sexe et de la nature de leur crime : un plan de 1820 suggère la scission du cloître du Grand Moûtier en deux cours de promenade, correspondant aux deux sections de détenus masculins. La nef de l’église est subdivisée en ateliers de travail. Quant au chœur de l’église, il est préservé comme espace de culte et compartimenté pour accueillir hommes, femmes et personnel pénitentiaire.

Aménagements de la maison centrale de Fontevraud, 1820
Plan du rez-de-chaussée : le cloître est divisé en deux cours de promenade, dévolues à deux sections de détenus masculins ; la nef est partagée en quatre ateliers pour chaque catégorie de détenus ; le chœur de l’église est subdivisé pour accueillir, autour de l’autel, les différentes catégories de détenus (hommes et femmes, zones bleues) ainsi que le personnel pénitentiaire et les soldats qui surveillent l’institution (zone rouge).
Source : Pierrefitte-sur-Seine, AN F 16/409.
Aménagement du cloître du Grand Moûtier, 1894
Cloître du Grand Moûtier avec vue sur le clocher de l’église. Une plate-bande centrale a remplacé le couloir prévu sur le plan de 1820, qui devait séparer le jardin en deux cours de promenade distinctes.
Source : © RMN-Grand Palais / Alfred-Nicolas Normand

Outre la distribution générale des bâtiments, l’intérieur de ceux-ci est radicalement transformé. On conserve les murs, mais on fait le vide afin d’exploiter au mieux hauteur et volumes existants. Ainsi trois puis cinq niveaux de plancher sont aménagés dans la nef de l’église de Fontevraud, celle du Mont-Saint-Michel connaissant un sort semblable. Le réfectoire est divisé en deux niveaux (atelier au rez-de-chaussée, dortoir à l’étage). Malgré ces transformations profondes et répétées, l’architecture monastique résiste aux impératifs de sûreté. Les surveillants surnomment ainsi Fontevraud « la prison aux mille et une portes et fenêtres ».

L’une des ruptures les plus frappantes entre époque monastique et époque carcérale concerne les destructions de lieux indispensables à la vie monastique. À l’abbaye bénédictine d’Eysses (Villeneuve-sur-Lot), devenue maison centrale en 1808, le cloître, l’église et la salle capitulaire sont détruits pour agrandir le site.

À Clairvaux, l’église, cœur de l’abbaye pendant sept siècles, est détruite entre 1809 et 1815 contre l’avis de la puissance publique afin d’en récupérer les matériaux. Sur une partie de son emplacement est édifiée l’actuelle maison centrale en 1970-71.

Les profondes transformations opérées dans le bâti expliquent également qu’il soit aujourd’hui difficile d’identifier avec certitude l’emplacement de la salle capitulaire. D’après un devis estimatif des travaux à mener à Clairvaux (AN F16/325, 23 avril 1809, article 22), on peut supposer qu’elle était située dans la partie nord-ouest du grand cloître, à proximité du transept de l’église.

La salle capitulaire a pourtant été l’un des lieux essentiels de l’abbaye pendant des siècles puisque les décisions importantes y étaient prises et les moines s’y accusaient de leurs fautes. Sa disparition lors de la mutation carcérale révèle un changement spatial radical, tant il est vrai qu’une salle de délibérations collectives réunissant toute la communauté n’a plus lieu d’être dans une maison de détention du 19e siècle.